Campus n°143

Le « soft power » n’existe pas

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Destinée à soutenir par la persuasion plutôt que par la force un projet de société prétendant constituer un modèle pour le reste de l’humanité, la diplomatie culturelle états-unienne a été, dans les faits, subordonnée aux objectifs de politique étrangère de Washington tout au long du XXe siècle.

Même si ses manifestations sont bien plus anciennes, le terme de soft power est né à l’automne 1990 sous la plume de Joseph Nye. Sous-secrétaire d’État dans l’administration Carter, puis secrétaire adjoint à la Défense dans celle de Bill Clinton, le professeur d’Harvard entendait par là définir la capacité de persuasion qui, dans la gestion de la chose politique, serait le pendant de la puissance de coercition (le hard power) et dont le rayonnement culturel, intellectuel et moral des États-Unis serait le maître-étalon.
Depuis, l’expression est passée dans le langage courant au point d’être utilisée aujourd’hui à tout-va. Dans les médias, elle a ainsi récemment servi pour illustrer les appels du pied du régime chinois aux intellectuels du reste du monde, la dynamique de subversion de l’islam salafiste ayant conduit à la décapitation du professeur d’histoire-géo Samuel Paty ou encore les tentatives des Nations unies pour limiter les effets pervers du développement des géants du numérique sur les pays émergents.
Pourtant, selon Ludovic Tournès, professeur d’histoire contemporaine à la Faculté des lettres et auteur du livre Américanisation, ce terme est inopérant. Relevant essentiellement du volontarisme politique, il n’aurait, selon lui, aucune pertinence scientifique pour qui cherche à analyser sérieusement les mécanismes historiques de la diplomatie culturelle. Cela, tout en permettant de masquer une réalité souvent beaucoup plus crue, le hard power n’étant dans les faits jamais très loin de son pendant plus soft. Illustration en forme de flash-back sur près d’un siècle de politique étrangère américaine.


Jamais soft, toujours hard

« Si le modèle états-unien a eu autant de succès, c’est bien en partie du fait de l’attraction qu’a exercée le pays et le rêve américain repose incontestablement sur cette attractivité pour des générations d’immigrantes et d’immigrants, note Ludovic Tournès. Mais en résumant le soft power à l’art de convaincre par des idées attractives, Nye passe sous silence la mécanique coercitive inhérente à tout pouvoir. Cette logique aboutit à éliminer de l’analyse tout un pan du processus par lequel ladite politique étrangère parvient à ses fins. Or, le pouvoir est indissociable de la coercition, quand bien même celle-ci est présentée comme une éventualité de dernier recours. Autrement dit, le pouvoir n’est jamais soft, il est toujours hard, dans la culture comme ailleurs. »
L’analyse de long terme de la diplomatie culturelle montre effectivement que celle-ci a été en permanence subordonnée aux objectifs de politique étrangère générale des gouvernements états-uniens successifs, auxquels elle a servi d’adjuvant.
Le Committee on Public Information (CPI) est ainsi créé en 1917, au moment même où les États-Unis décident de rompre avec une longue période d’isolationnisme pour lutter aux côtés de la Triple Entente contre les puissances de l’Axe. À cette fin, plus de 4 millions de soldats sont mobilisés, dont 126 000 trouveront la mort sur les champs de bataille européens. Destiné à expliquer et à justifier l’entrée en guerre auprès de la population américaine, le CPI compte plus de 150 000 personnes dans ses rangs en 1918, lesquelles s’activent tant sur le territoire états-unien qu’à l’étranger en s’appuyant sur la radio, la presse, la photographie et le cinéma. Cette intense propagande s’appuie sur des méthodes qui peuvent s’avérer relativement brutales comme la menace de boycott ou de représailles commerciales lorsqu’il s’agit, par exemple, d’ouvrir les marchés du Vieux-Continent à l’industrie cinématographique états-unienne.
Une décennie après le retour à la paix, le gouvernement intervient à nouveau dans la diplomatie culturelle à travers la good neighbor policy promue par Franklin Delano Roosevelt. L’opération, qui passe par le même type de propagande, est cette fois destinée à redorer l’image des États-Unis en Amérique latine, qui a été passablement écornée par de multiples interventions militaires depuis le début du XXe siècle, que ce soit en Colombie, en République dominicaine (1903), à Cuba (1906-1909), au Honduras (1909), au Mexique (1914) ou encore au Nicaragua (1910, 1912, 1913, puis de 1922 à 1924 et de 1926 à 1933).


Pouvoir de censure

La diplomatie culturelle est à nouveau mobilisée après l’attaque de Pearl Harbour et l’entrée des États-Unis dans le deuxième conflit mondial. Créée en 1942, la station de radio Voice of America qui émet en Europe, en Afrique du Nord et en Asie, a pour mission d’expliquer les buts de guerre poursuivis par le gouvernement américain et verra son activité s’intensifier au moment du débarquement en Normandie. Également mis sur pied en 1942, le Bureau of Motion Pictures qui se sert du cinéma pour « donner vie à l’idée démocratique » dispose également d’un pouvoir de censure déterminant sur la diffusion des films.
Avec le déclenchement de la Guerre froide, les activités touchant à la diplomatie culturelle sont centralisées au sein du Département d’État. Outre la promotion du Plan Marshall, elles vont jouer un rôle important dans la lutte contre le communisme en poursuivant trois objectifs principaux : collecter des informations sur l’état de l’opinion mondiale, faire connaître les États-Unis et leurs objectifs de politique étrangère et diffuser les productions culturelles américaines. Pour compléter le dispositif, la Central Intelligence Agency (CIA), fondée en 1947, se concentre de son côté sur la guerre économique, la subversion et le soutien aux guérillas anticommunistes tout en s’efforçant de donner corps à la politique atlantiste sur le plan intellectuel, culturel et psychologique.
Largement ignorée jusque-là, l’Afrique apparaît dans le collimateur des États-Unis au début des années 1960, lorsqu’une grande partie du continent accède à l’indépendance. Ici encore, le soft power n’est jamais très loin de mesures nettement plus abruptes. Le premier est, dans le cas présent, incarné par l’organisation de tournées d’orchestres de jazz dans le but de contrer les critiques portant sur la ségrégation raciale, phénomène qui trouble le discours présentant les États-Unis comme l’archétype de la démocratie. C’est ainsi que Louis Armstrong est missionné par le Département d’État pour sillonner l’Égypte, le Ghana, le Nigeria, le Sénégal, le Mali, le Liberia, le Soudan, la Rhodésie, l’Ouganda et le Congo. Or, il se trouve que, dans ce dernier pays, Washington a pris fait et cause pour le général Mobutu, auteur d’un coup d’État qui suit l’assassinat du premier ministre Patrice Lumumba par le gouvernement sécessionniste katangais après que la CIA eut échoué à le supprimer.
« Si Armstrong lui-même n’est certainement pas informé des manœuvres de la CIA, constate Ludovic Tournès, l’organisation de sa tournée apparaît comme une diversion de la part du Département d’État pour détourner l’attention des événements dans lesquels l’administration Eisenhower, prête à tout pour préserver ses intérêts dans la région, est impliquée. »
Avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, qui entend poursuivre la Guerre froide pour accélérer la chute de l’URSS, la diplomatie culturelle connaît un nouvel essor. Le budget de l’United States Information Agency (USIA), créée par le président Dwight Eisenhower en 1953 pour diffuser la « diplomatie publique », croît ainsi de 74% entre 1981 et 1985, tandis que le Congrès accorde 1 milliard de dollars pour la refonte et l’extension des activités de Voice of America, ce qui permet à cette dernière de multiplier les émissions en direction de l’est du rideau de fer. Ce travail de sape se poursuit après la chute du mur de Berlin pour atteindre son apogée en 1994 avant de décliner de façon très nette avec l’effondrement du bloc communiste.
Il reprend cependant de plus belle au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Alors que le gouvernement américain entame une nouvelle guerre, contre le terrorisme cette fois, Washington cherche à amenuiser la détestation croissante dont les États-Unis sont l’objet dans le monde musulman à la suite des sanctions prises contre l’Irak et des souffrances qui s’ensuivent pour la population locale. À cette fin, les sommes consacrées par le Département d’État au secteur éducatif et culturel triplent entre 2000 et 2010, ce qui permet notamment de relancer les programmes d’échange avec les régions concernées ainsi que les tournées des orchestres de jazz.
Suivant un mouvement déjà amorcé par l’administration Obama, l’élection de Donald Trump marque toutefois un nouveau coup d’arrêt pour le soft power. Partisan d’un repli des États-Unis sur eux-mêmes et d’une politique fondée sur la force et l’intimidation, le nouveau président considère en effet la diplomatie culturelle comme inutile. Conséquence : le nombre de postes vacants au Département d’État n’a jamais été aussi important que sous sa présidence. Ente janvier 2017 et mai 2018, aucun recrutement n’a eu lieu au Département d’État que de nombreux diplomates chevronnés ont par ailleurs quitté.
« La diplomatie culturelle a été un vecteur important d’américanisation des États-Unis comme du reste du monde, conclut Ludovic Tournès. Elle a été mise au service de la nécessité de donner une unité culturelle à un pays patchwork et fragile, mais aussi au service de la volonté d’exporter et de justifier un projet de société prétendant constituer un modèle pour le reste de l’humanité. L’indexation de la diplomatie culturelle sur le projet politique états-unien est ici évidente. Et son essor est indissociable de celui du messianisme démocratique entre la Première Guerre mondiale et la fin de la Guerre froide. Ce moment semble toutefois avoir acté la fin de la mission historique qui a été assignée à la diplomatie culturelle et son déclin depuis cette date suggère que les États-Unis ne se considèrent eux-mêmes plus, en ce début de XXIe siècle, comme un modèle à exporter. »