Campus n°143

Un test genevois expulse le tramadol du peloton

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La prise de tramadol était courante dans le cyclisme professionnel pour repousser le seuil de douleur. À des fins de prévention, sur mandat de l’UCI, des chercheurs genevois ont développé un test rapide pour détecter cet opioïde synthétique dans le sang. Dès sa mise en œuvre, plus aucun coureur n’a eu de résultat positif.

Après plus de cinq heures à rouler à un train d’enfer dans une étape du Tour de France, les coureurs ont les jambes lourdes et les poumons qui brûlent. On rentre dans les 50 derniers kilomètres et il y a encore un col à franchir. Tout va se jouer là. C’est le moment de tout donner alors qu’on est déjà à bout de forces et que la douleur vient rappeler les limites physiologiques du corps. Certains dans le peloton ont anticipé la précaution avant le départ de prendre du tramadol, un antidouleur en principe disponible sur prescription médicale mais aussi en vente libre sur Internet. Ce n’est pas interdit. Du moins, ça ne l’était pas avant le 1er mars 2019, date de la mise au ban de cet opioïde de synthèse par l’Union cycliste internationale (UCI). Cette interdiction a pu être mise en œuvre car une méthode de détection rapide venait de montrer son efficacité.
Développée par une équipe de chercheurs genevois et lausannois, cette technique permet de détecter dans une goutte de sang séché la présence de tramadol jusqu’à douze heures après la prise de l’antidouleur. Présentée dans un article paru le 27 août dans la revue Drug Testing Analysis, cette recherche a pour but de prévenir les effets secondaires de cet opioïde synthétique. Validé dans un premier temps sur des volontaires, le test a ensuite été utilisé sur des coureurs professionnels de mars à novembre 2019. L’opération a été un succès puisque aucun d’entre eux n’a été testé positif durant cette saison ni celle qui est en cours. Explications avec Serge Rudaz, professeur associé à la Section des sciences pharmaceutiques (Faculté des sciences) et un des auteurs de l’étude.


Campus : Quels sont les effets indésirables du tramadol ?

Serge Rudaz : Le tramadol, une fois métabolisé par le foie, acquiert des propriétés antidouleurs ou antidépressives (selon la voie métabolique qui est suivie). C’est pourquoi il est très utilisé à l’hôpital pour traiter des douleurs viscérales avec des composantes psychologiques. Il s’agit d’un médicament assez puissant. Sa consommation peut toutefois entraîner des nausées, de la somnolence et, surtout, une perte d’attention, ce qui augmente le risque de chute en course. Suivant la dose, il y a aussi un risque de dépendance progressive à la substance.


Comment vous êtes-vous retrouvé dans le monde du cyclisme professionnel ?

On savait depuis pas mal de temps que le tramadol était un produit couramment consommé par les coureurs cyclistes professionnels. Ce médicament n’augmente pas les performances physiques mais il permet de repousser la douleur, une propriété intéressante, surtout dans les 50 derniers kilomètres d’une course. Animée par un souci de prévention plutôt que de répression, l’UCI voulait disposer d’une méthode permettant de faire très rapidement un sondage dans le peloton. À cette fin, elle a approché l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (ISS) qui nous a contactés à son tour pour développer une telle méthode.


Quelle approche avez-vous proposée ?

Pour des raisons de fiabilité, nous devions utiliser du sang et non de l’urine, qui est la matrice habituelle pour les tests antidopage. Il fallait aussi une technique facile à mettre en œuvre dans le cadre d’une course cycliste. Nous avons donc opté pour une stratégie visant à récolter une petite goutte de sang à partir d’une piqûre sur le bout du doigt. Nous avons choisi un kit de prélèvement développé par une start-up de la région, HemaXis, installée à Gland, qui permet de prélever 10 microlitres de sang et de les faire sécher sur du papier buvard.


Qu’en est-il de l’analyse proprement dite du sang ?

Lorsqu’il arrive au laboratoire, le buvard est découpé et l’échantillon est mis en solution dans de l’éthanol. Une toute petite quantité de ce liquide est injectée dans une machine où elle subit différents traitements permettant de sélectionner au mieux les composés qui nous intéressent. À la fin, un spectromètre de masse mesure les masses respectives de ces molécules, ce qui permet de les identifier et de déterminer avec certitude si du tramadol est présent. Nous traitons plusieurs échantillons à la fois. Le temps de les préparer et de les analyser, il faut compter environ trente minutes pour obtenir les résultats. Nous avons mis au point la méthode sur des appareils assez imposants, qui coûtent entre 300 000 et 1 million de francs pièce. Par la suite, nous pourrons réduire le dispositif pour un fonctionnement optimal, spécialement adapté à la détection du tramadol.


En quoi ce genre de test de détection se distingue-t-il des tests médicaux ?

Dans le cas d’une maladie, un test de diagnostic ne doit pas produire de faux négatif car cela signifierait que l’on a manqué la maladie. Cependant, en augmentant la sensibilité du test, on peut aussi obtenir de temps en temps un faux positif. Mais c’est un risque acceptable. Dans le cas du dopage, c’est exactement le contraire. Il faut être spécifique. Si le sportif est déclaré positif, il faut en être absolument sûr. Car la punition qu’il encourt peut détruire sa carrière. On préfère donc une méthode qui produit quelques faux négatifs et qui innocente des coureurs qui se sont dopés tout en permettant de n’avoir aucun doute sur le résultat lorsque celui-ci est positif.


Comment s’est déroulée cette recherche ?

Il a fallu travailler très vite. Nous avons créé un cluster comprenant l’ISS, différents laboratoires de dopage de Lausanne et d’ailleurs, l’UCI (qui a financé cette recherche), les Hôpitaux universitaires de Genève et la Section des sciences pharmaceutiques de l’UNIGE afin de mettre en commun les compétences et l’infrastructure nécessaires pour réceptionner les échantillons biologiques et les analyser. Deux doctorants (Olivier Salamin, de l’Université de Lausanne, et Arnaud Garcia, de l’Université de Genève) ont passé trois mois à plein temps sur le sujet.


Comment a réagi l’UCI ?

L’UCI s’est montrée satisfaite et a rapidement diffusé l’information, avant même que nous n’ayons commencé à rédiger notre article pour une revue spécialisée. En mai 2019, elle a annoncé à la communauté sportive qu’elle était en mesure de prélever des échantillons dans le peloton et de les faire analyser par un laboratoire indépendant. À ce stade, il s’agissait d’effectuer des sondages anonymes, pas d’incriminer les fautifs. Durant la saison 2019, plus de 700 échantillons ont été prélevés sur différents courses et tours – nous avons pu les intégrer dans notre article. Aucun n’était positif.


Cela signifie qu’aucun cycliste n’avait pris du tramadol ?

Précisément. L’UCI était donc doublement ravie. Tout le monde sait bien qu’en matière de dopage, entre les coureurs et les officiels, c’est toujours un peu le jeu du chat et de la souris. Peut-être existe-t-il déjà d’autres substances en circulation dans le peloton qui produisent le même effet. Mais en ce qui concerne le tramadol, la communication de l’UCI a suffi à dissuader les cyclistes.


Anton Vos