Campus n°144

« En matière de sexualité, science et littérature sont en interaction constante »

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Professeur de littérature et président de la Commission scientifique du Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités, Juan Rigoli explique les liens entre ses deux fonctions.

Campus : Vous êtes un spécialiste de la littérature. Qu’est-ce que cette discipline peut apporter aux sciences des sexualités ?
Juan Rigoli : La littérature parle du monde. Elle nous aide à le comprendre de manière fine et complexe et nous aide aussi à y vivre. Elle parle également de sexualité avec beaucoup d’intensité tout comme elle aborde les sciences de la sexualité, lesquelles se mettent d’ailleurs régulièrement à l’écoute de la littérature. Quand on observe la manière dont se constituent les savoirs sur les sexualités au fil du temps, on s’aperçoit que les deux domaines, science et littérature, sont en interaction constante, liés par des rapports d’opposition ou de collaboration. Et il y a certains aspects que les sciences, dans leur volonté d’épurer leurs modèles et leur langage, écartent de leur domaine, alors que la littérature les prend en charge.


Avez-vous un exemple ?
L’escole des filles ou la philosophie des dames, publié anonymement en 1655 et attribué à un certain Michel Milliot, est considéré comme le premier texte de littérature érotique en langue française. Cet exemple ancien offre une vision historique des sciences des sexualités et de leur ancrage culturel. Cet ouvrage rassemble en deux dialogues tout un savoir théorique et pratique sur la sexualité enseigné par une femme expérimentée, Suzanne, à sa cousine Fanchon, jeune fille innocente mais prompte à retenir les leçons qu’on lui dispense. Ces leçons sont imprégnées de médecine. Elles abordent l’anatomie et la physiologie sexuelle, les mécanismes de l’excitation, les remèdes et accessoires dont la sexualité peut tirer avantage ou qui lui permettent de surmonter des défaillances. Mais Suzanne va plus loin. Elle détaille les modes d’approche, les gestes et attitudes qui caractérisent une relation sexuelle, l’ordre et la manière dont les corps sont déshabillés, les caresses réciproques et leur nécessité psychologique et physiologique et même les propos que l’on tient durant l’amour. Le contenu de l’enseignement contraste avec celui des traités médicaux. Ces derniers exposent certes un savoir anatomique et physiologique étendu mais, en ce qui concerne l’acte sexuel, ils ne retiennent que le catalogue des « postures » évaluées en fonction de la morale et de la reproduction.


La littérature érotique ou libertine est donc une littérature libre ?

La littérature libertine, même si elle se prétend dégagée du poids des dogmes, connaît elle aussi des limites. Chaque texte définit ce qu’il considère comme acceptable en termes de pratiques sexuelles ou de représentation des organes sexuels masculins et féminins. Chaque œuvre joue avec des normes morales, religieuses, sociales ou même médicales qui la contraignent tout en l’incitant à des transgressions. Et ce qui est vrai de la littérature érotique l’est d’une certaine façon aussi du discours médical. En témoigne le premier ouvrage de médecine en langue française consacré à la « génération », le Tableau de l’amour humain considéré dans l’état du mariage, publié en 1686. L’auteur, Nicolas Venette, négocie subtilement avec la morale religieuse pour établir la primauté de la nature sur les questions physiologiques ou pathologiques liées à la vie sexuelle tout en évoquant avec circonspection mais non sans plaisir une prolifique culture licencieuse, de l’Antiquité à la Renaissance. L’étude de l’entrelacement entre culture médicale et culture littéraire, dont on aurait tort de croire qu’il est aujourd’hui défait, permet de suivre la longue constitution des savoirs et représentations sur les sexualités.