Campus n°144

Qui a peur du cybersexe ?

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La consommation de sexe sur Internet est une activité très répandue. Selon Francesco Bianchi-Demicheli, elle ne présente aucun problème médical pour l’écrasante majorité de la population, tout en ouvrant de nouvelles perspectives sexuelles impossibles avant l’avènement de la Toile.

L’avenir de la sexualité ne fait pas peur à Francesco Bianchi-Demicheli, professeur associé au Département de psychiatrie (Faculté de médecine) et responsable de l’Unité de médecine sexuelle et sexologie aux Hôpitaux universitaires de Genève. Ça l’amuse plutôt, à en croire un éditorial qu’il a signé dans la Revue médicale suisse du 13 mars 2019. D’autant plus qu’on se rend compte, en le lisant, que ce qu’on imagine être de la science-fiction est parfois déjà bien réel. Les progrès technologiques autorisent en effet aujourd’hui certaines compagnies à prétendre – abusivement sans doute – trouver l’âme sœur parfaite de quiconque grâce à l’analyse de son ADN ou détecter l’orientation sexuelle d’un individu à l’aide de logiciels de reconnaissance faciale. D’autres, non moins audacieux, proposent du sexe en voiture autonome avec un espace intérieur ad hoc, des poupées hyperréalistes auxquelles il ne manque même pas la parole ou encore des créatures holographiques capables d’interagir avec leur propriétaire. Dans la même veine, il ne manque pas grand-chose pour que les robots de compagnie deviennent, si ce n’est pas déjà fait, de nouveaux sextoys ou des amants et des amantes androïdes disponibles ad libitum.
Mais la nouveauté qui occupe le plus de place dans la sexualité contemporaine tout en préfigurant celle de demain est sans doute le cybersexe, c’est-à-dire le sexe via Internet, avec ses pages pornographiques, ses chats érotiques, ses webcams 3D et sur 360 degrés et ses sites de rencontre de toutes sortes.
« Pour moi, Internet représente une nouvelle modalité permettant d’entrer en contact, entre autres, avec la sexualité, confie Francesco Bianchi-Demicheli, dont le cours « Introduction à la sexologie » en Faculté de psychologie et sciences de l’éducation est soutenu par le Centre universitaire Maurice Chalumeau en sciences des sexualités. La Toile ouvre même des perspectives uniques et différentes de celles que peut offrir la vie réelle. »
La consommation excessive de cybersexe, et donc le temps passé devant l’écran à cette fin, est pourtant souvent considérée, dans la presse ou au café, comme problématique, voire pathologique. Pour le chercheur genevois, il convient d’abord de se mettre d’accord sur les termes.
« Le sexe sur Internet comprend la pornographie mais il ne se limite pas à cela, précise-t-il. Dans ce vaste espace virtuel, on rencontre tous les comportements sexuels de l’être humain qui sont, on le sait depuis bien avant Internet, d’une diversité incroyable : des relations purement sexuelles de tous types ou, à l’inverse, platoniques, des rencontres réelles ou virtuelles, brèves ou pour la vie et, parfois, c’est vrai, des comportements problématiques et pathologiques. Mais cette dernière catégorie constitue une minorité. »

Une activité populaire Il est toutefois vrai que la pornographie est, notoirement, un des secteurs qui dominent la Toile. Cela dit, il existe peu de chiffres fiables sur la question. Certains, assez anciens mais persistants, font état de 30% des pages Internet qui seraient consacrées au sexe, d’autres, plus récents, d’une dizaine de pourcents. La réalité semble évoluer avec le temps (certains spécialistes affirment qu’Internet était plus « sale » à ses débuts qu’aujourd’hui) car dans une étude publiée en 2012 (A Billion Wicked Thoughts: What the Internet Tells Us About Sex and Relationships), des neuroscientifiques et informaticiens de l’Université de Boston ont analysé plusieurs milliards de recherches récentes sur Internet et ont trouvé que sur le million de sites Web les plus visités, seuls environ 4 % étaient liés au sexe.
Cependant, la part des demandes pour de la pornographie sur les moteurs de recherche est nettement plus importante. Elle se monte à 13 % depuis les ordinateurs et à 20 % depuis les appareils portables. Enfin, l’Association américaine de psychiatrie estime, en se basant sur la littérature scientifique, qu’entre 30 et 86 % des femmes et entre 50 et 99 % des hommes visitent de tels sites, soit épisodiquement, soit régulièrement. Même si entre un quart et un tiers des consommateurs et consommatrices de sexe en ligne sont des femmes, la grande majorité est formée d’hommes hétérosexuels et homosexuels, de lesbiennes et de femmes qui se disent bisexuelles.
En bref, les gens aiment le porno, quels que soient leur classe socio-économique, leur genre ou leur âge.



Une addiction sans substance

« Quand autant de gens regardent du porno, comment peut-on encore prétendre que c’est une maladie ? demande Francesco Bianchi-Demicheli. En réalité, on estime que seuls 5 à 8% des consommateurs et consommatrices en ont un usage problématique. »
En clair, ces personnes souffrent d’une addiction sans substance, à l’instar d’une dépendance au jeu. Mais pour que cela soit considéré comme pathologique, il faut remplir trois conditions. La première est que la pratique devienne prioritaire, c’est-à-dire que la personne y consacre énormément de temps. Mais cela ne suffit pas.
« Avoir une vie sexuelle débordante, dans la vie réelle ou virtuelle, n’est pas un problème en soi, précise Francesco Bianchi-Demicheli. J’entame en ce moment une étude sur les femmes ayant une vie sexuelle très intense et il apparaît d’ores et déjà que l’écrasante majorité de ces personnes vont parfaitement bien et n’ont aucun souci avec la loi. »
Le chercheur rappelle en passant que des études ont montré que chez les personnes ayant une activité sexuelle intense, les indicateurs en matière de psychopathologie et de satisfaction de la vie sont plus favorables que pour la population générale. Il semble que la sexualité soit une activité qui, au-delà du plaisir qu’elle peut apporter, joue un rôle dans la régulation des émotions et des systèmes de l’attachement. Elle remplit donc une fonction chez l’être humain beaucoup plus complexe et importante que la reproduction et la satisfaction immédiate.
Le deuxième critère de pathologie est que la pratique devienne automatique et hors de contrôle. Cherchant par exemple à compenser un autre trouble ou manquement, l’individu s’expose à la pornographie sans pouvoir s’en empêcher. S’en passer durant une semaine devient un effort insurmontable.
Enfin, il faut encore que la consommation de sexe en ligne entraîne un trouble du fonctionnement social ou professionnel de la personne. C’est-à-dire que sa pratique devienne si envahissante qu’elle interfère et perturbe la vie sociale, relationnelle ou celle du travail.
« Remplir ces trois critères est assez rare, insiste Francesco Bianchi-Demicheli. Je reçois néanmoins des patients ou des patientes qui viennent consulter car quelqu’un dans leur entourage (partenaire, ami ou autre) leur reproche de trop aimer le sexe ou les sites pornographiques. Il faut dire que l’être humain est l’unique animal qui interfère non seulement dans la sexualité des autres animaux (via la domestication) mais aussi, hélas, dans celle des autres membres de sa propre espèce. Il y a donc toujours quelqu’un qui va dire à quelqu’un d’autre ce qu’il doit faire de sa sexualité. Mais, en général, les personnes qui me sont envoyées n’ont aucun problème d’hypersexualité pathologique. Lorsqu’on a affaire à une sexualité légale, qu’elle soit seule ou entre personnes consentantes, sans les critères de pathologie cités ci-dessus, les problèmes sont souvent créés par les représentations des autres. »


Un « match » au premier « like »

Le cybersexe, ce n’est pas que de la pornographie. Cela comprend aussi les plateformes de chat, les webcams et les sites de rencontre. Ces derniers représentent un excellent moyen pour trouver des partenaires – potentiellement très compatibles – en dehors du cercle social traditionnel, réservoir qui peut assez rapidement s’épuiser.
« J’ai parmi mes patients deux couples qui se sont formés grâce à l’application de rencontre Tinder et qui se sont finalement mariés, raconte Francesco Bianchi-Demicheli. Dans un des cas, le premier like a abouti au premier match et finalement à un premier rendez-vous réussi. Dans l’autre, le processus était à peine plus long. Ce genre de rencontres aurait évidemment été inimaginable avant l’arrivée de ces applications. »
Le chercheur a d’ailleurs contribué à une étude, publiée en septembre 2019 dans le Journal of Behavioral Addictions, sur les comportements de personnes inscrites sur Tinder. En analysant l’activité de 1000 participants, lui et ses collègues ont ainsi pu définir un certain nombre de profils types d’utilisateurs et d’utilisatrices. Certain-es sont très motivé-es, d’autres le sont moins. Certain-es recherchent des sensations, d’autres moins. Et certain-es, curieusement, souhaitent rester dans la sphère virtuelle. Ils ou elles n’osent ou ne veulent pas franchir le pas en se rendant à un rendez-vous physique.
« En permettant de se dissimuler derrière l’anonymat et l’écran, Internet joue aussi un rôle d’interface de protection, de fumigène, analyse Francesco Bianchi-Demicheli. C’est un avantage pour les grands timides. Et cela peut laisser libre cours à ses désirs, même les plus secrets. Certains restent dans une sexualité « vanilla », c’est-à-dire classique. D’autres ont le loisir d’expérimenter une sexualité « kinky », ou plus coquine. »

À la rencontre de son désir

Le désir sexuel et la satisfaction sexuelle, justement, forment un des sujets d’étude du sexologue genevois. Il a d’ailleurs dirigé entre 2010 et 2013 un programme de recherche sur cette question, financé à hauteur de plus de 870 000 francs par le Fonds universitaire Maurice Chalumeau.
« Nous ne choisissons pas notre désir, résume-t-il. Nous le rencontrons à un moment donné de notre vie, en général à l’adolescence. Nous ne savons pas bien pourquoi nous sommes configurés de telle ou telle manière. Cela dépend d’un mélange complexe de facteurs aussi divers que la génétique, les hormones, la culture, l’éducation, l’évolution psychosexuelle, etc. Quoi qu’il en soit, cette rencontre se passe la plupart du temps sans trop de problèmes. Mais parfois, elle se heurte à des difficultés lorsque ce désir entre en conflit avec la culture, la société, la religion ou l’éducation de l’individu concerné. On le sait, certaines pratiques ou orientations sexuelles sont stigmatisées dans de nombreux endroits. La culpabilité et la honte entrent en jeu et le désir provoque un conflit intérieur. On devient alors l’ennemi de sa propre sexualité, ce qui rend la découverte de son désir difficile, voire impossible. »