Campus n°83

Recherche/Musicologie

La face cachée de Béla Bartók

Le compositeur hongrois aurait eu 125 ans cette année. Un colloque, un séminaire, des concerts et un ouvrage permettent au public francophone de mieux saisir une trajectoire artistique à contre-courant

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Béla Bartók est un paradoxe. Reconnu après sa mort en 1945, comme l’un des plus grands compositeurs de la première partie du XXe siècle, il doit l’essentiel de sa postérité à des oeuvres composées dans les années 1930. Ses partitions les plus audacieuses demeurent cependant très peu connues. Souvent plus ardues, les pièces de la période 1915-1925 sont en effet rarement jouées et il n’existait jusqu’ici qu’une très pauvre documentation en français pour éclairer ce travail.

Afin de combler ce vide, les Editions Contrechamps, les Universités de Genève et de Lausanne, les Hautes Ecoles de musique de ces deux villes et la Société suisse de musicologie ont proposé cet automne, dans le cadre du 125e anniversaire de la naissance du compositeur hongrois, un florilège d’événements. Au programme: la parution d’un ouvrage réunissant pour la première fois dans la langue de Molière l’essentiel des textes sur la musique écrits par Bartók, la tenue d’un colloque international regroupant les meilleurs spécialistes actuels du compositeur, une master class, des concerts ainsi qu’un séminaire donné durant le semestre d’hiver à Genève et à Lausanne.

Objectif affiché par les organisateurs: «susciter un dialogue entre musiciens et musicologues, étudiants et professionnels, grand public et connaisseurs». «Bartók n’a pas forcément l’image qu’il mérite, explique Philippe Albèra, directeur des éditions Contrechamps et professeur aux Conservatoires de Genève et de Lausanne. Notamment parce qu’on l’a beaucoup utilisé. Les ennemis de la musique sérielle en ont fait leur étendard dans les années 1950 et le pouvoir hongrois n’a longtemps voulu voir en lui que le compositeurfolkloriste qui «chantait le peuple». Or son oeuvre vaut beaucoup mieux que ça. Il était grand temps de donner au public francophone le moyen de s’en rendre compte, puisque le dernier ouvrage consacré à Bartók publié en langue française remonte au début des années 1980 et est depuis longtemps épuisé.»

«Dégénéré» volontaire

Point d’orgue des manifestations mises sur pied cet automne, la publication supervisée par Philippe Albèra rassemble l’essentiel des textes écrits par Bartók sur la musique, à l’exception de la documentation concernant spécifiquement l’ethnomusicologie, qui nécessiterait une publication à elle seule et qui a, par conséquent, été laissée de côté. Traduit du hongrois, de l’allemand ou de l’anglais, puisque le compositeur écrivait indifféremment dans l’une ou l’autre de ces langues, ce corpus largement inédit de 350 pages offre un portrait très riche et très contrasté du personnage, tout en reflétant les progrès considérables qu’a connus la recherche en musicologie ces trente dernières années.

Toujours à contre-courant, la trajectoire de Bartók pourrait se résumer à deux images. La première est celle d’un jeune homme qui, plein d’enthousiasme devant la naissance d’une identité proprement hongroise, n’hésite pas à arborer le costume national traditionnel lors de ses concerts. La seconde voit le même homme demander à être ajouté par solidarité à la liste des artistes «dégénérés» mise sur pied par Goebbels après la prise du pouvoir par les nazis. «Bartók a pris des positions très virulentes sur les questions de pureté raciale à une époque où la question était brûlante, c’est-àdire dans les années 1930-1940, complète Philippe Albèra. Dans ses écrits, il démontre notamment que les échanges musicaux entre peuples différents ont toujours constitué un enrichissement pour ces derniers et que les mêmes prototypes mélodiques circulent entre différentes régions et s’influencent les uns les autres, sans qu’on puisse forcément en déterminer l’origine.»

Esprit voyageur

Considéré comme le père de l’ethnomusicologie pour ses travaux extrêmement poussés sur les musiques folkloriques – il a recueilli, transcrit, classé et analysé des milliers de mélodies puisées dans les campagnes de Hongrie, de Roumanie, mais aussi d’Algérie ou de Turquie – Bartók, on le voit, est tout sauf un esprit étroit.

Dès 1905, il prend conscience du fait que ce que l’on considère alors comme un élément de base de la culture populaire hongroise est en réalité une musique essentiellement urbaine jouée par des Tziganes. Selon lui, l’authentique musique populaire se niche dans ces campagnes tant méprisées par la bonne société de Budapest. Plus inconcevable encore pour ses contemporains, il estime que les mélodies paysannes qu’il collecte avec un fantastique appétit – seule la Première Guerre mondiale lui fera relâcher ses efforts – sont des oeuvres aussi abouties que n’importe quelle pièce de Bach et Beethoven et qu’elles expriment elles aussi l’essence même de la musique. Quitte à faire grincer les dents de l’intelligentsia locale, Bartók va dès lors diriger ses recherches vers une synthèse qui permettrait d’intégrer à la fois l’héritage populaire hongrois, les démarches expérimentales d’un Schoenberg ou d’un Stravinsky, qui l’impressionnent fortement, et une tradition classico- romantique avec laquelle il ne veut pas rompre tous les ponts, notamment sur le plan structurel.

Que l’on ne s’y trompe pas pour autant: le langage musical qu’il développe au cours des années 1915-1925 est de plus en plus radical et il prend totalement à contre-pied l’évolution générale de la musique européenne. Contrairement à Schoenberg ou Stravinsky, Bartók refuse en effet de céder aux sirènes du néo-classicisme pour rester fidèle à la ligne qu’il s’est fixée, si insaisissable soit-elle. «Outre la formidable puissance de certaines de ses compositions, qui témoignent d’une fraîcheur d’expression tout à fait fascinante, un des principaux attraits de Bartók tient à son étonnante capacité à échapper à toute forme de système, complète Georges Starobinski, professeur de musicologie aux Universités de Genève et de Lausanne. Malgré les efforts de certains musicologues, la théorie semble en effet impuissante à rendre compte de sa démarche créatrice. C’est sans doute cette extraordinaire liberté, cette façon de réinventer le langage musical à chaque nouvelle oeuvre qui explique que son exemple ait si profondément marqué plusieurs générations de compositeurs parmi lesquels Ligeti et Kurtág ou, plus près de nous, Heinz Holliger.»

Vincent Monnet

«Béla Bartók, Ecrits», édité par Philippe Albèra et Peter Szendy, trad. Peter Szendy, Genève, Editions Contrechamps, 2006 (350 pages).

Du Bartók toute l’année

En plus du colloque organisé entre Genève et Lausanne du 29 novembre au 1er décembre 2006 et de la publication des Editions Contrechamps, Bartók sera également à l’honneur pour la clôture de la saison du Grand Théâtre de Genève. Le Mandarin merveilleux et le Château de Barbe-Bleue seront en effet présentés par l’Orchestre de la Suisse romande, au cours du mois de juin 2007. A Zurich, La Tonhalle consacrera également un cycle de concerts à Bartók du 2 au 4 mars 2007. Enfin, du 18 au 22 décembre 2006, Espace 2 consacrera son émission Musique en mémoire au thème «Bartók et la décennie 1915- 1925». A cette occasion, la parole sera donnée à quelques-uns des meilleurs spécialistes actuels du personnage.