Campus n°85

Dossier/spin-off

Un chercheur n’est pas forcément un entrepreneur

Le chemin qui sépare une découverte scientifique réalisée dans un laboratoire de la création d’une entreprise est long et, surtout, méconnu de la plupart des chercheurs de l’Université de Genève

A priori, on attend d’un chercheur qu’il soit un bon scientifique. Pas forcément un bon entrepreneur. Pourtant, en ces temps où la science et l’économie de marché règnent en maîtres sur les affaires du monde, le cumul de ces deux vertus peut être synonyme de réussite et donc de profit. Les universités et les hautes écoles, principaux sièges de la recherche scientifique, seraient les premières à y gagner en termes financiers et d’image. Comme beaucoup d’autres l’Université de Genève a créé en 1998 le Bureau de transfert de technologie et de compétences (Unitec) pour «valoriser les découvertes issues de ses activités de recherche, notamment par la biais de la création de spin-off». En une dizaine d’années, une quinzaine de spin-off ont été créées avec l’aide des membres de cette structure qui n’hésitent pas à franchir le seuil des laboratoires pour promouvoir la «fibre entrepreneuriale» auprès des chercheurs.

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«Les scientifiques sont généralement focalisés sur leurs activités de recherche, estime Laurent Miéville, responsable d’Unitec. C’est pourquoi nous souhaitons leur apporter des éléments leur permettant de sortir du cadre purement scientifique dans lequel ils évoluent quotidiennement pour les amener à réfléchir sur l’impact de leur recherche et leur rôle dans la chaîne d’événements menant de la découverte universitaire à l’innovation. L’idée est que les scientifiques se rendent compte que le produit de leurs travaux peut représenter une valeur commerciale et qu’eux-mêmes peuvent saisir cette opportunité s’ils souhaitent faire autre chose que de la recherche académique. Pour les aider à prendre la bonne décision, nous allons à leur rencontre et leur proposons des cours sur ces sujets.»

Les formations d’Unitec permettent un premier contact avec le monde de l’entreprise. Elles introduisent des notions telles que l’innovation, la propriété intellectuelle, la stratégies de valorisation, la recherche et développement dans les entreprises, etc. Les participants découvrent ainsi comment on passe du stade d’une découverte à celui d’un produit commercial, du statut de chercheur à celui entrepreneur, etc… Il est possible d’approfondir ces questions en s’inscrivant par la suite à des cours d’un niveau plus élevé organisés par le biais de l’initiative Venturelab (lire ci-contre) ou encore en réalisant un MBA spécialisé en entrepreneurship dispensé par les Hautes études économiques (HEC). «Nous insistons pour que les entrepreneurs potentiels soient le mieux informés possible car nous sentons parfois chez eux une inquiétude due à une méconnaissance des règles du monde de l’entreprise», complète Laurent Miéville.

Quelle valeur?

La motivation et l’information ne suffisent cependant pas pour lancer une spin-off. La pierre angulaire de l’édifice est évidemment une idée, une découverte, une innovation qui puisse se vendre. Et c’est généralement avec elle que commence l’aventure. Mais il n’est pas sûr qu’elle réponde aux besoins du marché. Unitec, cela fait partie de son travail, possède les outils pour évaluer les chances commerciales d’un produit de la recherche universitaire.

«Notre avantage est de pouvoir offrir une discussion franche et transparente sur une découverte sans crainte de trahir la confidentialité, poursuit Laurent Miéville. De plus, les collaborateurs d’Unitec possèdent à la fois une expérience commerciale qu’en tant que chercheur en milieu académique. Nous récoltons donc un maximum de renseignements sur la découverte pour la situer au mieux par rapport à l’état actuel de la science ainsi qu’aux besoins actuels ou futurs du marché. Nous utilisons également nos connaissances et nos contacts dans le privé pour nous faire une idée de son potentiel commercial. Cela dit, le résultat d’un tel processus n’est jamais blanc ou noir, mais plutôt gris clair ou gis foncé. Le risque que l’Université investisse de l’argent dans une découverte qui en fin de compte ne trouve pas preneur existera toujours.»

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Tous les brevets déposés sur des découvertes réalisées dans le cadre de l’Université de Genève sont en effet la propriété de cette dernière. L’institution cède la propriété intellectuelle ou accorde des licences d’exploitation (location) à ceux qui désirent les valoriser, généralement le ou les découvreurs eux-mêmes dans le cas des spin-off (lire ci-dessous). Unitec, dont le budget est alimenté par des fonds de l’Etat, de l’Université et des Hôpitaux universitaires de Genève ainsi que par la Confédération, dépense entre 200 000 et 250 000 francs par année en brevets. Le bureau se rembourse en partie grâce aux montants versés par les entreprises en échange des licences ou de cession de propriété intellectuelle. L’objectif n’étant pas d’enrichir l’Université ou les chercheurs, mais que des découvertes universitaires puissent aboutir à des innovations et à la création d’emploi au profit de la société.

A la base: le «business plan»

Si l’idée est bonne, alors la création proprement dite de la spin-off peut commencer. Là encore, Unitec fournit un savoir-faire et des conseils sur la marche à suivre pour débuter la rédaction du business plan. Les activités développées par la société en formation et celles de l’Université doivent être clairement séparées. Il faut également spécifier ce que peut faire – et ne pas faire – la nouvelle entreprise et qui en prendra la tête; il ne s’agit en général pas du professeur de l’équipe qui a réalisé la découverte et qui entend rester à l’Université, mais de préférence un de ses assistants qui a l’envie de tenter sa chance. Le moment de la création doit aussi être judicieusement choisi, et correspond presque toujours au moment de la signature de la licence, sésame pour la recherche d’investisseurs.

Le business plan est bien entendu rédigé par le chercheur lui-même, pas question qu’Unitec le fasse à sa place. «Le futur entrepreneur peut, s’il le souhaite, obtenir de l’aide d’incubateurs (structures qui assurent un soutient logistique à la création d’entreprises) tels que Fongit, Eclosion ou encore Genilem, précise Laurent Miéville. Nous veillons toutefois à ce que la société démarre avec un concept crédible susceptible de fonctionner. En particulier nous portons une attention particulière sur la composition de la future équipe afin qu’elle combine des compétences aussi bien scientifiques qu’en vente ou marketing.»

Le souci d’Unitec n’est cependant pas de créer des spin-off à tout prix. Son objectif prioritaire est de valoriser la recherche. Il peut donc arriver que la meilleure stratégie consiste à vendre un brevet ou accorder une licence à une entreprise déjà existante en suisse, voire à l’étranger. Le chemin que prennent les spin-off de l’Université de Genève les amène d’ailleurs parfois à être achetées par des leader mondiaux dans leur domaine.

L’argent, lui, est le souci du jeune entrepreneur. En effet, Unitec ne lève pas lui-même des fonds nécessaires au lancement des nouvelles entreprises, mais il lui arrive de faciliter des contacts avec des sociétés spécialisées dans le venture capital (VC) – le capital-risque. «A ce stade, si le futur entrepreneur ne parvient pas à trouver de l’argent, alors il doit tenter de déterminer s’il y a un problème avec la technologie qu’il veut vendre ou si ce sont les capacités de son équipe à diriger et développer la future société qui ne convainquent pas les investisseurs, estime Laurent Miéville. C’est souvent la seconde proposition qui est la vraie.» Le secret est donc dans le bon réseau, les bons contacts. Ce sont eux qui lancent la spirale vertueuse susceptible d’attirer les compétences et les investisseurs.

La mise de départ est très variable. S’il s’agit de valoriser un algorithme, c’est-à-dire un programme informatique, elle peut se monter à une centaine de milliers de francs. En revanche, dans le cas du développement d’une molécule susceptible de devenir un médicament, les frais peuvent exploser jusqu’à des dizaines, voire des centaines de millions de francs. Dans le domaine de la médecine humaine (où la majorité des spin-off genevoises sont actives), la loi impose en effet des procédures longues et coûteuses visant à minimiser le risque pour les patients. A tel point qu’au bout de quelques années, le rachat par une grande firme pharmaceutique devient presque inévitable pour financer les études cliniques ainsi que la fabrication et la distribution du médicament à grande échelle.

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«Il est vrai qu’en comparaison avec Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, par exemple, l’Université de Genève et les Hôpitaux universitaires de Genève n’accrochent pas beaucoup de spin-off à leur palmarès, admet Laurent Miéville. Mais ces dernières attirent des investissements considérables dans la région. Cette somme, qui doit osciller entre 150 et 200 millions de francs pour les spin-off crées ces dernières années, est un bien meilleur indicateur de la valeur des sociétés émanant de notre institution que leur nombre.»

Manque d’entrepreneurs

Une fois lancée, la nouvelle société doit encore pouvoir faire face aux premiers aléas du marché. L’un des écueils les plus fréquents est de céder à la tentation de se focaliser essentiellement sur la technologie qui est à la base de la spin-off. «Le chercheur-entrepreneur se concentre souvent trop sur l’optimisation de sa découverte en pensant qu’une machine parfaite se vendra sans problèmes, analyse Laurent Miéville. C’est une erreur. Il faut d’abord savoir ce dont le marché a besoin. Cela signifie emporter son invention sous le bras et rencontrer les clients. Ceux-ci expliqueront ce qu’ils attendent du produit et quelles éventuelles améliorations il faudrait lui apporter. Il faut ensuite réaliser les modifications si nécessaires et répéter sans cesse ce mouvement d’aller-retour.»

Le responsable d’Unitec soulève une autre difficulté régionale: la recherche est certes de très bonne qualité, la technologie de pointe également excellente (l’Université de Genève est citée parmi les meilleures du monde dans de nombreux domaines scientifiques), mais les entrepreneurs expérimentés prêts à recommencer manquent. Certains créent une ou deux start-up avant d’entrer dans une grande firme ou de s’installer comme consultant. C’est une des principales différences entre Genève et la Silicon Valley aux Etats-Unis. Là-bas, il existe un réseau très fourni de «serial entrepreneurs», qui, profitant d’un environnement favorable à cette activité, multiplient les nouvelles entreprises. Les start-up sont d’ailleurs si nombreuses que ces personnes ne prennent pas d’énormes risques car, en cas d’échec, elles peuvent rebondir très rapidement avec une nouvelle affaire.

A Genève, le risque est plus grand en raison du petit nombre de start-up. Du coup, quitter une grande firme pour se lancer dans une aventure indépendante n’a pas le même attrait. De plus, il n’est pas sûr que l’ancien employeur réengage son employé si son parcours solitaire se termine prématurément. «Mais les mentalités changent, estime Laurent Miéville. Ce n’est plus un obstacle si important.»

La vie d’une spin-off est également très différente entre les deux continents. Aux Etats-Unis, le marché force les sociétés à croître très vite si elles ne veulent pas disparaître. Du coup une partie d’entre elles se développent rapidement et deviennent des leaders nationaux, puis mondiaux et rachètent les concurrents plus petits.

En Europe, de nombreuses sociétés, exploitant des marchés de niche créés par les différences nationales par exemple, survivent malgré leur taille plus petite. «C’est souvent plus confortable pour le responsable de l’entreprise, qui peut ménager une vie familiale équilibrée, estime Laurent Miéville. En Suisse, la qualité de vie est un paramètre très important dans le choix des entrepreneurs. Une telle situation n’est cependant pas toujours aussi favorable pour l’économie de l’Europe puisque ces sociétés génèrent moins d’emplois.» Un choix de société, en somme.

Lien: unitec

 

Formations et aides aux jeunes entrepreneurs

> Venturelab est une initiative de la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI) du Département fédéral de l’économie, c’est-à-dire l’agence de la confédération chargée de promouvoir le transfert de savoir et de technologie entre les hautes écoles et les entreprises. Venturelab perçoit une partie du budget de la CTI (100 millions de francs pour 2007) pour mettre sur pied des modules de formation et de perfectionnement pour encourager les jeunes chercheurs à fonder leur entreprise. Leur principale activité est l’organisation de cours dans les universités de Suisse (avec beaucoup d’intervenants extérieurs, eux-mêmes chefs d’entreprise) et l’aide aux start-up.

> Les Hautes études commerciales proposent un MBA en entrepreneurship. Cela consiste en une première année de tronc commun en management et administration des affaires, suivie par une seconde année de spécialisation en entrepreneurship (il existe dix autres filières). Cette dernière est divisée en 12 modules traitant de la comptabilité financière au droit en passant par le leadership, la gestion de projets ou encore l’analyse financière. La formation se termine par la rédaction d’un business plan pour un projet innovant et aboutit à un certificat de spécialisation.

> Il existe plusieurs formes d’aide aux jeunes entreprises. Il existe notamment les «petits déjeuners des start-up», organisés par l’Office de la promotion économique de Genève (Département de l’économie et de la santé). Ces rencontres traitent de thématiques concernant directement les start-up et les PME. Elles ont pour objectif de former et d’informer les entrepreneurs mais aussi de favoriser les échanges et le travail en réseau. On peut trouver un précieux Guide du créateur d’entreprise et un panorama des organismes d’aide au démarrage et au développement d’entreprises à Genève.

> Genève compte quelques incubateurs d’entreprises tels que Fongit, Eclosion ou encore Genilem. Les incubateurs sont des structures publiques, semi-publiques ou privées qui hébergent, encadrent et veillent au financement de jeunes entreprises jusqu’à ce qu’elles puissent se débrouiller et assumer seules leur développement.

 

Spin-off ou start-up?

N’est pas spin-off de l’Université de Genève qui veut. Le Bureau de transfert de technologie et de compétences (Unitec) a ainsi établi une différence entre une start-up et une spin-off.

N’importe quelle personne appartenant à l’Université peut monter sa propre entreprise basée sur une idée originale qui n’a pas forcément de lien avec les activités de l’institution genevoise. Dans ce cas, on parle de start-up.

En revanche, si la société nouvellement créée dépend pour sa création d’une technologie ou d’un savoir-faire issus de l’Université de Genève et pour lesquels il y a eu un accord de transfert avec elle, Unitec considère qu’il s’agit d’une spin-off. Ce terme (que l’on pourrait traduire par «se détacher en tournant») représente donc la structure qui va sortir graduellement de l’institution qui l’a vue naître et prendre son propre envol.

Une telle définition est restrictive et explique pourquoi le nombre de spin-off de l’Université de Genève peut paraître relativement bas en comparaison avec d’autres institutions de recherche: une quinzaine depuis la création d’Unitec en octobre 1998. Ces définitions permettent une meilleure base de comparaison avec d’autres établissements suisses ou étrangers, mais ne correspondent qu’à une partie du dynamisme entrepreneurial de Genève en lien avec l’Alma mater.

A l’inverse, même si la Suisse a repris cette définition de spin-off, certaines autres universités intègrent sans restrictions dans leurs statistiques toutes les start-up créées par leurs étudiants ou par des personnes extérieures exploitant une idée développée chez elles. Une manière de faire critiquable en raison de la difficulté de répertorier tous les cas, mais qui a l’avantage d’illustrer davantage l’impact réel que peut avoir une haute école sur l’économie de la région.

 

Brevets et licences

Toutes les découvertes réalisées par les chercheurs dans le cadre de leurs activités académiques sont la propriété de l’employeur et non pas du découvreur. C’est également l’Université, par le biais du Bureau de transfert de technologie et de compétences (Unitec), qui paye les frais nécessaires à l’établissement et au maintien des droits de propriété intellectuelle (les brevets, par exemple) durant les premières années. En général, si le potentiel commercial est démontré, l’institution prend en charge les coûts de dépôt de brevet durant deux ans et demi (environ 25 000 francs). Au-delà, en l’absence de partenaire commercial prêt à assumer les coûts de dépôt, cela devient trop cher pour Unitec. La demande de brevet est alors abandonnée, ce qui signifie généralement la fin des chances de développement commercial de la découverte.

Les inventions annoncées par des membres de l’Université de Genève proviennent presque exclusivement des disciplines scientifiques, techniques et médicales. Il est en effet plus difficile d’identifier, de protéger et de valoriser des compétences acquises qu’une technologie tangible (procédé, algorithme, etc). A partir de quel moment le savoir-faire acquis dans les sciences humaines dépasse-t-il la quantité de matière enseignée? Difficile de trancher. Et même s’il semble peu justifiable que quelqu’un exploite pour son profit personnel des compétences qu’il a acquises et développées durant ses années d’activité à l’Université sans que cette dernière puisse en tirer des bénéfices, il est également vrai que l’Alma mater ne peut (et ne veut) pas s’approprier toute la connaissance qu’elle a distillée dans la tête de ses étudiants et collaborateurs.

La spin-off désirant exploiter un brevet peut se voir octroyer une licence d’exploitation dans son domaine d’activité. Cette forme de location évite à l’Université des mauvaises surprises. En cas de faillite de l’entreprise, par exemple, elle ne perd pas le brevet. En général, la création de l’entreprise et la remise de la licence vont de pair dans le cadre d’une stratégie cohérente mise sur pied avec les chercheurs et Unitec.

Dans le monde entier à l’exception des Etats-Unis et de l’Australie, une demande de brevet doit être déposée avant la publication de la découverte dans une revue scientifique. C’est la date de dépôt et non la date d’invention qui permet de déterminer à qui accorder un brevet en cas de litige. Aux Etats-Unis et en Australie, au contraire, il est possible de protéger une invention même après sa publication. Mais il faut être capable de prouver que les inventeurs indiqués sur la demande sont bel et bien ceux qui l’ont découvert en premier. Dans ce cas, c’est la date d’invention qui est déterminante.