Campus n°85

Recherche/biologie

Comment se retrouver sur une aile de mouche

Chaque cellule d’un organisme vivant sait toujours où elle se trouve et ce qu’elle doit faire. Et ce, principalement grâce aux morphogènes dont la concentration indique à quelle distance elle se situe par rapport à une référence précise

Au cours du développement d’une créature vivante, quelle qu’elle soit, il est impératif que chacune de ses cellules sache à tout instant exactement où elle se trouve, ce qui lui permet de déterminer ce qu’elle doit faire. Dans le cas contraire, des cheveux pousseraient dans la paume des mains, les yeux ne seraient pas en face des trous ni le nez au milieu de la figure. Toutefois, c’est une chose que d’énoncer un tel principe et c’en est une autre que d’essayer de comprendre les mécanismes microscopiques d’interaction mis en œuvre entre les cellules pour parvenir à un développement harmonieux d’un organisme macroscopique. C’est pourtant le défi relevé par l’équipe de Marcos González-Gaitán, professeur récemment installé au Département de biochimie. Les chercheurs genevois ont en effet publié coup sur coup deux articles dévoilant quelques uns des rouages de haute précision impliqués dans la croissance de l’aile de la mouche. Le premier, paru dans la revue Science du 17 novembre 2006, explique le rôle joué par une protéine appelée Sara. Le second, paru dans l’édition du 26 janvier 2007 du même journal, se penche pour sa part sur la cinétique du phénomène de morphogenèse (genèse de la forme).

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«Cela fait longtemps que l’on suppose que lors de la croissance d’un organe, un groupe de cellules d’origine produit des molécules spéciales, appelés morphogènes, explique Marcos González-Gaitán. Ces substances diffusent dans les tissus alentour avec comme résultat logique que leur concentration diminue plus on s’éloigne de la source de production. La valeur de ce paramètre (la concentration des morphogènes) permet à chaque cellule de savoir à quelle distance elle se situe des émetteurs de morphogènes et, partant, quelle attitude elle doit adopter pour participer de manière cohérente au développement de l’organe en question. Toutefois, cette vision des choses, aussi vraisemblable soit-elle, demande une démonstration. Et, surtout, si un tel mécanisme est en jeu, il doit être extrêmement précis, robuste face aux inévitables perturbations extérieures. Il doit enfin être parfaitement reproductible d’un organisme à l’autre.»

Sara s’occupe de tout

Depuis plusieurs années, Marcos González-Gaitán réalise ses observations sur des ailes de mouche, c’est-à-dire dans des conditions réelles et non sur des cellules en culture. Son équipe étudie un morphogène qui s’appelle Dpp (decapentaplegic, une sorte de facteur de croissance), qui, au cours du développement, est produit le long d’une ligne qui traverse l’aile sur toute sa longueur et la divise en deux parties. En 2000 déjà, son équipe a démontré que la concentration de Dpp est forte aux abords de cette ligne de démarcation et diminue effectivement selon un gradient au fur et à mesure qu’on s’en éloigne.

Les chercheurs ont ensuite affiné leurs observations. Expérience après expérience, ils ont pu montrer que le Dpp diffuse dans les tissus en traversant les cellules et non en les contournant. Plus précisément, la molécule est captée par des récepteurs de la surface cellulaire et immédiatement happée dans une vésicule (endosome). Celle-ci traverse le cytoplasme et ressort à l’autre bout pour recommencer le même cycle dans la cellule voisine. Durant leur transfert au sein de la cellule, les vésicules contenant du Dpp manifestent leur présence par l’envoi de signaux en direction du noyau selon une cascade de réaction moléculaire.

C’est à ce moment que la protéine Sara entre en jeu. Présente essentiellement à la surface de ces vésicules, cette molécule a dévoilé une caractéristique singulière qui a fait l’objet du premier des deux articles précités. Elle assure en effet que lorsqu’une cellule se divise – une opération somme toute très fréquente dans une aile en pleine croissance – le nombre de vésicules contenant du Dpp dans les deux cellules filles soit identique à celui de la cellule mère. Cette mission est indispensable, faute de quoi la relation entre localisation et concentration du morphogène serait faussée et le développement de l’aile gravement perturbé. En fait, Sara s’occupe de tout – ou presque: au moment du clivage cellulaire, elle fait en sorte que toutes les vésicules soient concentrées au centre de la cellule mère et qu’elles se répartissent équitablement entre les deux cellules filles au moment de la mitose.

Un problème de diffusion

Dans un deuxième temps, les chercheurs ont suivi une approche originale pour des biologistes car inspirée de celle des physiciens. L’idée est la suivante: étant donné que la concentration d’un morphogène définit la position d’une cellule, il doit être possible d’en calculer la valeur ainsi que l’évolution spatiale et temporelle de manière très précise. Du coup, la question de la diffusion du Dpp dans une aile de mouche en pleine croissance s’apparente au phénomène de diffusion classique en physico-chimie qui peut être décrit par une équation contenant quatre variables: le taux de production du Dpp, son taux de dégradation, son coefficient de diffusion et la proportion de ces molécules qui sont effectivement mobiles.

Au fil d’expériences élégantes et inédites en biologie, Marcos González-Gaitán et son équipe ont réussi à déterminer toutes ces variables. Un travail qui aboutit à des résultats concrets. Parmi ceux-ci, les chercheurs ont calculé que la ligne médiane de l’aile de la mouche produit environ 2,7 molécules de Dpp par seconde et par cellule et que leur demi-vie étant de trois quarts d’heure.

Dpp n’est toutefois pas le seul morphogène en action dans la fabrication d’une aile de mouche, une seule coordonnée ne suffisant pas aux cellules pour connaître leur localisation. Les chercheurs en ont donc caractérisé un autre, appelé Wingless (Wg), dont la diffusion se déroule de manière différente. Au lieu de traverser les cellules, il les contourne. De plus, sa concentration chute plus rapidement avec la distance que celle du Dpp.

«Nos travaux montrent que la nature peut générer des gradients de morphogènes différents en jouant sur les seuls paramètres que sont les taux de production, de dégradation, le coefficient de diffusion et la mobilité, explique Marcos González-Gaitán. On remarque aussi que ces molécules peuvent utiliser différents mécanismes pour diffuser dans les tissus en traversant ou en contournant les cellules. Et finalement, les concentrations des Dpp et Wg à un endroit précis de l’aile de la mouche détermineront quels gènes seront activés dans la cellule concernée. C’est ainsi qu’elle remplira la bonne fonction au bon endroit et au bon moment.»

Ces mécanismes découverts chez la mouche trouvent leur correspondant chez l’être humain. Au cours de l’évolution, bien que l’apparence des êtres vivants ait beaucoup changé, les mécanismes de base qui génèrent les formes sont restés très similaires.

Les travaux de l’équipe de Marcos González-Gaitán, qui ont avant tout des retombées dans le domaine de la recherche fondamentale, peuvent aussi représenter un intérêt plus pratique. En multipliant les approches, qui associent les outils des biologistes, des biochimistes et des physiciens, les chercheurs genevois ont élargit la vision que l’on avait des processus de développement et de morphogenèse. Cela peut avoir des implications lorsqu’il s’agit d’interpréter la manière dont certains morphogènes interviennent dans la croissance des membres chez les organismes supérieurs comme barrière contre la prolifération de cellules cancéreuses. n

Anton Vos