Recherche/génomique
L’arbre de la vie perd une branche
L’accumulation de données génétiques et l’amélioration des techniques d’analyse bouleversent les classifications du monde vivant. Fabien Burki, du Département de zoologie et biologie animale, y contribue
Le travail de Fabien Burki est basé sur l’exploitation de données génétiques prélevées sur 49 espèces issues des cinq supergroupes initiaux. En tout, près de 30 000 acides aminés (composants essentiels des protéines, étant elles-mêmes des reflets du code génétique) ont été passés à la moulinette de deux réseaux d’ordinateurs surpuissants (le Bioportal de l’Université d’Oslo et le Vital-IT de l’Institut suisse de bio-informatique). A partir de cet ensemble de données phylogénétiques, le plus complet au monde pour les eucaryotes, le chercheur genevois a pu tirer le «meilleur arbre» possible, statistiquement parlant, les espèces étant reliées entre elles en fonction de leurs relations évolutives.
Il s’en est fallu de peu, toutefois, que Fabien Burki se fasse coiffer au poteau. Une équipe concurrente, regroupant des chercheurs de plusieurs universités du Canada, a publié ses résultats la même semaine. Pour l’intérêt de la science, les deux équipes sont parvenues, à quelques détails près, à la même conclusion.
Ramure élaguée
L’élagage de l’arbre de la vie par Fabien Burki n’est pas le premier et certainement pas le dernier. En moins de dix ans, le vénérable monument sylvestre n’a cessé de changer de forme. Sans même parler de ses prédécesseurs des siècles passés, c’est la classification que l’Américain Robert Whittaker a proposée en 1969 qui est entrée dans l’enseignement de la biologie et qui y est restée jusqu’à aujourd’hui. On y voit d’amples racines représentant les bactéries (les procaryotes, pour être précis), surmontées d’un solide tronc formé des protistes (tous les eucaryotes unicellulaires). Trois majestueuses branches couronnent le tout: les plantes, les champignons et les animaux.
En 2003, toutefois, la génétique ayant depuis un moment mis à mal cette vision assez hiérarchique des choses, les biologistes se sont mis d’accord pour redessiner l’arbre de la vie. En ne considérant ici que les eucaryotes, les spécialistes de la phylogénie ont effacé tout ce qui pouvait s’apparenter à des racines ou à un tronc pour ne garder que des branches d’égale importance. Dans sa première version, la ramure de l’arbre de la vie a été organisée en huit supergroupes dont seulement deux contiennent des organismes pluricellulaires, les plantes et les opisthokontes. C’est dans ce dernier, en compagnie des animaux et des champignons, que se cache Homo sapiens, une brindille parmi une multitude d’autres (lire Campus n°70, mai-juin 2004).
Ce beau foisonnement égalitaire ne dure pas. Dès 2004, les bûcherons de la phylogénomique se mettent à l’œuvre. Cette année-là, grâce à la multiplication des données génétiques sur des organismes de plus en plus divers, deux branches sont coupées et en 2005 une troisième. Lors d’une de ces métamorphoses, les amibes, qui représentaient un supergroupe à part entière, sont intégrées à celui des animaux et des champignons. Un nouvel ensemble est créé: les unikonts. Cela signifie, en d’autres termes, qu’entre l’amibe, le bolet et l’être humain, il n’existe pas assez de différences génétiques pour justifier de les classer dans des supergroupes séparés. Petite leçon d’humilité.
Premier arbre stable
«Ces réajustements incessants témoignent des progrès effectués dans la génomique et dans les technologies qui lui sont associées, explique Fabien Burki. Pour notre travail, nous avons effectué pour la première fois le décryptage de gènes de trois espèces appartenant au supergroupe des rhizaria: deux foraminifères (Reticulomyxa filosa et Quiqueloculina) et un protiste amiboïde (Gymnophrys cometa). Ce sont des opérations longues et difficiles, car, pour récolter suffisemment de matériel, il faut parvenir à mettre en culture ces organismes, ce qui n’est pas toujours possible. Nous avons néanmoins réussi à fournir un nombre important de données phylogénomiques pour un supergroupe qui en manquait cruellement jusque-là. Nous avons également profité du travail de nos concurrents canadiens qui ont récemment rendu public le décryptage d’une espèce supplémentaire de rhizaria ainsi que de nombreuses autres réparties à travers l’arbre des eucaryotes. Cela nous a permis de compléter notre échantillonnage taxonomique. Toutes ces données additionnelles permettent de réévaluer la position des branches de l’arbre de la vie à des endroits plus justes que supposé précédemment. Dans notre cas, celle des rhizaria s’est subitement retrouvée au beau milieu de celle des chromalvéolates. Fusionner ces deux groupes a été la suite logique. L’arbre que nous obtenons est l’un des tout premiers qui soit stable.»
Pour le chercheur genevois, il s’agit maintenant d’ajouter des espèces-clés qui permettraient de préciser l’emplacement des branches ou sous branches encore flottantes. D’ailleurs, le supergroupe des excavates posera sans doute encore beaucoup de problèmes aux chercheurs. Il est en effet composé principalement de parasites qui, par définition, sont capables d’évoluer rapidement pour s’adapter aux modifications du système de leur hôte. De quoi brouiller les pistes pour les biologistes.
Autre incertitude à lever: l’emplacement des haptophytes et des cryptophytes que la fusion des rhizaria avec les chromalvéolates a rendu quelque peu incertain. Ces organismes unicellulaires éveillent l’intérêt des scientifiques de manière générale en raison du fait que certains d’entre eux sont impliqués dans le cycle du carbone et donc dans l’évolution du climat. Le hic, c’est que les génomes de ces créatures sont pleins de particularités qui posent des problèmes aux chercheurs.
Pour Fabien Burki, l’étape suivante consistera à ajouter à son analyse des espèces dont on possède également des traces fossiles bien documentées pour tenter de dater les différents embranchements de ce nouvel arbre de la vie. Bien que l’on connaisse ou sache estimer la fréquence à laquelle peuvent survenir certaines mutations à l’origine des différences génétiques entre les espèces, il manque en effet toujours des bornes stables permettant de calibrer l’arbre des eucaryotes. C’est donc la paléontologie qui en fournira, notamment sous la forme de microfossiles ayant contribué à la formation des roches sédimentaires au cours des derniers cinq cents millions d’années.
Anton Vos