Campus n°88

Recherche/biologie

Les tisseurs de chromosomes

Quand les extrémités des chromosomes se raccourcissent, une machinerie moléculaire se met en marche pour les rafistoler. David Shore cherche à en identifier les rouages

chromosomes
Les chromosomes ont le même problème que les tissus: si leurs extrémités ne sont pas soigneusement protégées, ils s’effilochent à l’usage. Pour se prémunir contre cette érosion, les chromosomes ont d’abord doté leurs extrémités de «tampons», que l’on appelle télomères. Ces derniers sont formés d’une petite séquence génétique répétée un très grand nombre de fois et sont eux-mêmes enveloppés dans une capuche protéique qui les protège contre les attaques extérieures. Et comme si cela ne suffisait pas, les télomères ont en plus la possibilité de mobiliser une machinerie moléculaire qui leur «tisse» une longueur supplémentaire si, après nombre de divisions cellulaires, les extrémités chromosomiques se raccourcissent trop. Ce sont ces mystérieux tisserands moléculaires que David Shore, professeur au Département de biologie moléculaire, tente de découvrir depuis douze ans. Dans son dernier article, cosigné avec Alessandro Bianchi dans la revue Genes & Development du 31 août, il apporte de nouveaux éléments permettant de mieux comprendre la machinerie complexe qui se cache derrière la constatation que la simple longueur des télomères provoque une procédure de réparation.

«Cette question n’est pas triviale, estime David Shore. Il est en effet difficile d’imaginer un mécanisme moléculaire capable de compter les paires de base [parties les plus élémentaires du code génétique] qui restent encore au bout des chromosomes et de tirer une sonnette d’alarme si ce nombre passe en dessous d’un certain seuil. Sans parler du fait que plusieurs protéines semblent jouer un rôle double: dans la protection du télomère et dans l’enclenchement de l’alarme en cas d’échec.» Reprenons donc depuis le début.

Problème de fin
Tous les organismes eucaryotes (dont font partie les plantes, les champignons et les animaux) possèdent des chromosomes terminés par des télomères. Les bactéries, elles, n’en ont pas pour la bonne raison que leur génome n’est pas rangé sous une forme linéaire, mais circulaire. Il ne présente donc pas de début ni de fin. Il semble donc qu’au cours de l’évolution, le support du code génétique ait «brisé le cercle» et soit devenu linéaire. Une telle configuration a peut-être permis un allongement de la double hélice d’ADN, mais elle a aussi posé de nouveaux problèmes.

L’un des principaux concerne la réplication des chromosomes, qui doit se dérouler à chaque division cellulaire. Les enzymes habituelles qui se chargent de cette tâche sont en effet incapables d’achever leur travail en présence d’une rupture brutale, ce que représente indéniablement la fin d’un chromosome. La nature a levé cet obstacle grâce à une enzyme spécialisée dans le dédoublement des télomères: la télomérase. Cette dernière a été découverte en 1984 par deux chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley.

Le mode de fonctionnement de la télomérase se distingue par le fait qu’elle ne réplique pas directement l’ADN contenu dans les chromosomes, mais se base sur l’ARN (produit de l’ADN), exactement comme le font certains virus. «On retrouve la télomérase chez presque tous les organismes eucaryotes, explique David Shore. Curieusement, il existe une exception notable: la mouche du vinaigre et quelques autres espèces apparentées ont développé un système semblable, mais ne possèdent pas de télomérase.»

Capuche pour télomères
Les chromosomes linéaires ont également des problèmes avec les systèmes de réparation de l’ADN. En effet, le code génétique étant la partie la plus sensible des cellules, il doit absolument demeurer intact d’une génération à l’autre. La nature a donc mis en place une armada de protéines destinées à contrôler sans cesse l’interminable double hélice, à détecter les défauts (cassures, modifications chimiques...) et à les réparer le plus vite possible. Seulement, pour ce système de surveillance, les extrémités des chromosomes sont automatiquement assimilées à des cassures. Si on le laissait faire, il recollerait tous les chromosomes bout à bout, avec des conséquences fatales pour l’organisme concerné.

Pour contrer cette menace, les télomères se couvrent d’une sorte de capuchon protéique. Les chercheurs ont identifié plusieurs composants de ce préservatif moléculaire. Mais le mécanisme de fabrication leur échappe encore en bonne partie. «Les télomères sont constitués de la répétition d’une courte séquence de paires de base («TTAGGG» chez l’être humain et les autres vertébrés), précise David Shore. Suivant les espèces, cette séquence apparaît quelques cinquantaines de fois, comme chez la levure qui représente notre sujet d’étude privilégié, ou jusqu’à environ 1000 fois, comme chez l’être humain. Ces longues plages de répétition forment probablement une plateforme sur laquelle peuvent venir se lier les protéines responsables de la fabrication du capuchon.»

La télomérase permet de contrer un autre danger. En l’absence de l’enzyme, les chercheurs ont en effet remarqué que les extrémités des chromosomes de la levure perdent 4 ou 5 paires de base lors de chaque division cellulaire (celles des êtres humains en égarent ainsi des centaines). Si rien n’est fait pour contrer cette érosion, après 50 ou 100 divisions, les télomères, devenus trop courts, ne peuvent plus fabriquer de capuchon. Et la cellule meurt.

Il semble donc que la télomérase soit impliquée dans le rallongement des extrémités de chromosome. Il reste à savoir comment. Les chercheurs ont d’abord observé que la longueur des télomères varie d’un chromosome à l’autre et, pour un même chromosome, d’une cellule à l’autre. De plus, l’allongement des télomères ne se fait pas de manière indifférenciée, mais touche préférentiellement les plus courts. Ou, plus précisément, les télomères courts ont une plus grande probabilité d’être rallongés que les longs. Cela implique que «quelque chose» sait mesurer la longueur des extrémités chromosomiques et n’envoie les tisserands moléculaires que vers ceux qui ont besoin de leurs services.

La longueur commande
Dans un premier article, paru dans la revue Cell du 23 mars 2007, David Shore et son collègue Alessandro Bianchi ont affiné ce scénario. «En suivant l’activité de la télomérase, nous avons constaté que les télomères ayant des capuchons particulièrement courts sont pris en charge plus tôt que les autres, explique le chercheur. Et dans ce cas précis, les mécanismes normaux de réplication commencent d’abord dans la région du télomère court avant de s’intéresser aux autres télomères, qui sont répliqués plus tard. Finalement, nous avons levé les derniers doutes qui planaient sur le fait que ce qui commande l’activation de la télomérase, c’est un phénomène épigénétique, à savoir la longueur (ou plutôt le manque de longueur) du télomère.»

Dans leur dernier article, David Shore et Alessandro Bianchi fournissent un indice sur la manière dont cela pourrait fonctionner. Ils ont remarqué qu’une autre protéine, Tel1 (impliquée dans la mobilisation de la télomérase), est indétectable sur des télomères de longueur normale, alors que sa présence est clairement mesurable sur les télomères courts. Cette découverte leur permet de proposer de nouvelles hypothèses sur le mécanisme liant la longueur des télomères et l’action de la télomérase. Autant de scénarios que de futures études devront tester.

La protéine Tel1 (la protéine humaine équivalente s’appelle ATM) est importante pour une autre raison. Elle est en effet connue pour son implication dans l’apparition de certaines tumeurs.

Anton Vos

Groupe de David Shore