Campus n°90

Extra-muros/Antarctique

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Les mains dans les eaux glacées de l’Antarctique

Le brise-glace Polarstern figure parmi les fleurons de l’expédition polaire. Assistante au Département de zoologie et de biologie animale, Délia Fontaine a passé deux mois à son bord afin d’étudier les foraminifères, d’excellents bio-indicateurs de la qualité de l’environnement

A bord du Polarstern, les places sont rares. Ne monte pas qui veut sur le pont de ce brise-glace affrété par l’Alfred Wegener Institute, un centre allemand de recherche polaire et marine. Assistante au sein du Département de zoologie et de biologie animale, Délia Fontaine a pourtant eu cette chance. Elle y a passé plus de deux mois au cours de l’hiver dernier pour étudier les populations polaires de foraminifères, de petits organismes présents dans tous les milieux marins. «Les expéditions à bord du Polarstern affichent complet jusqu’en 2010, explique la jeune chercheuse. Mais, il y a eu un désistement de dernière minute. La place vacante a été proposée à mon chef de laboratoire, le professeur Jan Pawlowski. Comme il n’était pas disponible, il m’a demandé si je souhaitais le remplacer. J’ai sauté sur l’occasion.»

Conditions optimales

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Le 28 novembre dernier, Délia Fontaine embarque donc pour une croisière de 69 jours reliant la ville du Cap à l’Antarctique . Un périple aller-retour le long du méridien de Greenwich dont le but est, mis à part la recherche scientifique, de ravitailler en nourriture, effets personnels et carburant les hommes de la station allemande Neumayer, située sur le continent antarctique.

L’expédition rassemble 96 personnes de 13 nationalités, dont la moitié de scientifiques, avec chacun un projet spécifique. Certains commencent d’ailleurs leur travail bien avant d’arriver à destination. Sur sa route vers le sud, le Polarstern rencontre en effet des masses océaniques très variées, partant des eaux chaudes de l’Atlantique, puis traversant la «convergence sub-antarctique», un courant circulaire d’eaux très froides et salées qui isole l’océan Austral. Une formidable opportunité pour les scientifiques d’étudier les conditions physico-chimiques et la biodiversité de ces régions marines encore mal connues.

Délia Fontaine, elle, fait partie du groupe d’étude des organismes benthiques, ces animaux qui vivent sur le fond des océans. Sa mission est d’évaluer la composition des eaux et des sédiments en foraminifères. Les populations polaires de ces petits organismes, qui sont d’excellents bio-indicateurs de la qualité de l’environnement, demeurent largement sous-étudiées.

Pour mener à bien son travail, la jeune scientifique bénéficie de conditions optimales sur le Polarstern, celui-ci étant considéré comme un bateau scientifique cinq étoiles. Outre des équipements de collecte et d’analyse dernier cri, le bâtiment possède piscine, sauna, salle de gym, bar, restaurant. Tout est prévu pour un confort maximal, et l’équipage est aux petits soins pour les scientifiques qui peuvent se concentrer sur leurs recherches. Une prise en charge bienvenue dans cet environnement dénué de tout repère. Durant l’été austral, il fait en effet jour en permanence et seuls les repas rythment périodes de travail et plages de repos. Pour tenir, il faut s’astreindre à un emploi du temps rigoureux et à de l’exercice physique quotidien. «C’est indispensable, explique la jeune chercheuse. Moi qui ne suis pas du tout sportive, je me suis imposé des séances de vélo tous les jours.»

Malgré ce relatif confort, la vie à bord d’un brise-glace, même scientifique, n’a rien d’une croisière. La cadence de travail est soutenue. Sur le pont, les équipes se relaient 24 heures

sur 24 pour exploiter au mieux les prélèvements réguliers effectués à différentes profondeurs. Il faut pouvoir rester plusieurs heures en plein vent, les mains dans l’eau glacée. Et l’attention doit être permanente: en cas de chute par-dessus bord, le froid est tel que la mort survient en moins de deux minutes. «On porte des combinaisons spéciales qui prolongent la résistance de quelques minutes, mais avec des vagues de 5 mètres de haut, il y a peu de chances de retrouver quelqu’un à temps», raconte Délia Fontaine.

Après avoir récolté et remonté les échantillons, la biologiste les tamise, les trie en différentes fractions avant de les étudier. Elle passe donc des heures derrière un microscope afin d’isoler les foraminifères et d’en extraire l’ADN. Certains spécimens sont également séchés pour conservation.

«Le travail de collecte sur le pont dure 48 heures, complète Délia Fontaine. Ces périodes sont suivies de plusieurs semaines d’analyse en laboratoire. Je me suis astreinte à 12 heures de travail par jour, de midi à minuit, parfois davantage. Il faut optimiser sa présence sur le bateau. Et puis, de toute façon, il n’y a pas vraiment grand-chose d’autre à faire.»

L’équipe connaît quand même quelques moments de détente et de belles rencontres avec la faune locale. «En Antarctique, il n’y a pas d’ours, ils n’ont jamais colonisé ce continent, souligne la chercheuse. Mais nous avons vu des manchots, des orques, des baleines de Mink, les seules capables de briser la couche de glace pour respirer, et beaucoup d’oiseaux, dont les espèces changent en fonction de la latitude. Un jour, le bateau s’est retrouvé dans un «cimetière d’icebergs», une sorte de piscine naturelle au milieu de la glace, où de gros blocs sont pris au piège. Il y avait là une centaine de baleines à bosse qui se nourrissaient du plancton accumulé, une densité exceptionnelle pour ces animaux qui vont généralement par 2 ou 3. Certaines se frottaient au bateau pour éliminer leurs parasites. C’était formidable.»

Des moments magiques qui feraient presque oublier la fragilité de ces régions très sensibles au réchauffement de la planète. «Nous avons été confrontés à des conditions climatiques anormales à cette saison, explique Délia Fontaine. Le bateau a eu beaucoup de mal à atteindre le continent à cause de l’excès de glace. Cela peut paraître paradoxal, mais dénote en fait une perturbation des courants marins qui contrôlent le climat antarctique. C’est très inquiétant car cela risque d’avoir des répercussions sur le climat des régions tempérées.»

Sur le Polarstern, tout est prévu pour parer à n’importe quelle éventualité. Les stocks de vivres sont calculés pour un an, au cas où le bateau resterait bloqué par les glaces. Il y a un médecin et même une salle d’opération complète. Les hélicoptères ne sont utilisés qu’en dernier recours. Les membres de l’expédition vivent donc en totale autarcie. Selon Délia Fontaine, c’est d’ailleurs ce huis clos qui est le plus difficile à gérer: «Il n’y a pas de cabine individuelle, les repas sont pris en commun, il n’y a aucun moyen de s’isoler. C’est parfois assez pesant. Je crois que quelqu’un de trop solitaire ne pourrait pas tenir.»

«L’Antarctique, ça ne sent rien»

Dans cette promiscuité, la moindre grippe peut être une catastrophe et chacun se sent responsable de la santé collective. Il se crée ainsi des liens très forts qui permettent de supporter l’éloignement, particulièrement difficile au moment des fêtes de fin d’année, et renforcent la solidarité dans les moments critiques, comme quand la jeune femme réalise que son matériel de travail est resté à quai. «Ça a été très dur. Je ne savais pas comment j’allais faire, mais tout le monde a été incroyablement gentil et s’est mis en quatre pour m’aider, raconte-t-elle. Ma chance a été qu’une équipe de généticiens soit présente et accepte de me prêter son matériel.»

Un monde à part, dénué de tout repère familier, dont on revient changé et plus toujours en phase avec la vie à terre. «De retour à quai après deux mois et demi de mer, ce qui marque le plus, ce sont les odeurs, celle des fleurs surtout, se souvient Délia Fontaine. L’Antarctique, ça ne sent rien. Même voir une tête inconnue dans la rue paraît étrange. Sur le bateau, tous les visages sont familiers. On m’avait dit qu’il serait difficile de se réhabituer à la vie normale. Personnellement, je n’ai pas trop souffert, mais je sais que pour certains c’est assez difficile.»

Du point de vue scientifique, la mission de la chercheuse est remplie. Au terme de son périple, elle ramène à Genève pas moins de 3200 spécimens de foraminifères, dont certains jusque-là inconnus. Plusieurs années de caractérisation et d’analyse en perspective pour l’équipe du professeur Jan Pawlowski, du Département de zoologie et de biologie animale, qui cherche à retracer l’histoire évolutive des foraminifères. «Un élément curieux est que les populations arctiques et antarctiques, pourtant isolées l’une de l’autre par des dizaines de milliers de kilomètres d’océan tropical, sont très proches du point de vue génétique, note encore Délia Fontaine. Trop si l’on accepte le fait qu’elles n’ont pas eu de contact direct depuis très longtemps. C’est une énigme qui demandera encore beaucoup de travail pour être résolue.»

Guillaume Mandicourt