Campus n°91

Recherche/Sociologie

Nos ennemies les bêtes

Les animaux occupent une place croissante dans les médias suisses. Ils sont également de plus en plus souvent associés à une menace. C’est ce que démontrent les premiers résultats d’une étude conduite par le Département de sociologie, sur mandat de l’Office vétérinaire fédéral

blick

Vache folle, grippe aviaire, chiens dangereux: à défaut d’avoir bonne presse, les animaux occupent depuis quelques années une place croissante dans les médias. A quelques notables exceptions, dont celle de Knut, l’ourson orphelin du zoo de Berlin, nos amies les bêtes suscitent toutefois au moins autant un sentiment de peur ou de menace que l’empathie. Un peu comme si le monde animal était devenu le miroir des risques, réels ou fantasmés, qui pèsent sur nos sociétés. C’est du moins ce que laissent penser les premiers résultats d’une étude sur la représentation des animaux dans les médias suisses menée, sur mandat de l’Office vétérinaire fédéral, par Annik Dubied et Claudine Burton-Jeangros, professeures adjointes au Département de sociologie.

Changement de paradigme

Depuis la nuit des temps, l’homme s’est efforcé de se prémunir contre les menaces d’une nature perçue comme hostile. A partir du milieu du XIXe siècle, le développement des sociétés modernes, qui s’accompagne de la domestication d’un nombre croissant d’espèces animales, permet cependant un premier changement de paradigme. On assiste dès lors à l’émergence d’un nouveau rapport à la nature qui se caractérise par une plus grande sensibilité envers les animaux. Au niveau suisse, ces changements se traduisent notamment par l’apparition des sociétés protectrices des animaux (en 1856 à Zurich, en 1868 à Genève, en 1904 à Lugano), mais aussi par l’adoption de textes de lois intégrant la notion de «dignité animale».

Depuis quelques années, cette vision basée sur une relation de connivence avec la nature est toutefois contrebalancée par le retour en force de la figure de l’animal menaçant. Bénéficiant d’une très abondante couverture médiatique, les crises de la vache folle et de la grippe aviaire, tout comme les faits divers traitant d’attaques de chien ou des problèmes suscités par la réintroduction de l’ours et du loup, semblent ainsi nous rappeler à quel point l’emprise de l’homme sur son environnement reste fragile.

«Les représentations du risque dans une société reposent sur des connaissances scientifiques, des expériences concrètes et des conceptions profanes quant à ce qui est dangereux, risqué ou sûr, explique Claudine Burton-Jeangros. Les médias jouent un rôle important dans ce processus dans la mesure où ils agissent à la fois comme révélateurs centraux de ces images et comme lieux privilégiés de leur négociation, au sens où ils sont sensibles aux débats (politiques ou scientifiques), aux événements et aux anecdotes du quotidien. Il nous semblait donc pertinent de chercher à mieux comprendre la manière dont sont aujourd’hui représentés les animaux, ainsi que les mécanismes qui guident ces choix et les valeurs qui y sont associées.»

La période prise en compte par l’étude des chercheurs genevois couvre une trentaine d’années. Elle s’ouvre avec l’avant-dernière révision de la loi sur la protection des animaux, en 1978, et s’achève en 2007. A l’intérieur de cette fourchette, une semaine par année a été choisie de façon aléatoire, sauf pour un certain nombre d’années où certains moments jugés critiques ont été privilégiés: l’initiative en faveur des petits paysans de 1989, l’initiative contre l’expérimentation animale de 1993, les crises de la vache folle de 1996 et de 2000, le clonage de Dolly en 1997, l’affaire de la dioxine dans les poulets belges en 1999, la mort du petit Souleyman dévoré par des pitbulls à Oberglatt, dans le canton de Zurich en décembre 2005, la grippe aviaire en 2006, le phénomène Knut pour l’année 2007…

En tout une quinzaine de journaux de nature très diverse ont été auscultés, parmi lesquels Le Temps, le Matin, la NZZ, le Blick, Il Corriere del Ticino ou Terre et nature (anciennement Le Sillon romand). L’édition du soir des journaux télévisés des trois chaînes nationales a également été intégrée au corpus. Pour des raisons qui tiennent à l’archivage des données, la radio a, en revanche, été laissée de côté pour l’instant.

Bestiaire menaçant

Afin de faire un premier tri, les 3700 articles et 260 extraits de journaux TV ainsi récoltés ont été soumis à une analyse de contenu par le biais d’un logiciel informatique. L’exercice a permis de dégager quelques grandes thématiques et de structurer plus finement les résultats obtenus. «Nous n’avons pas cherché à ranger les animaux selon leur espèce, mais en fonction du rôle qui leur était attribué dans les médias, commente Emmanuel Gouabault, chercheur post-doctorant et membre de l’équipe. Ce n’est pas tant le fait de savoir s’il s’agit d’un chien ou d’un chat qui nous intéresse que la manière dont l’animal est mis en scène.»

Globalement, la catégorie la mieux représentée au sein du corpus étudié est celle de l’animal indésirable, qui regroupe aussi bien les animaux malades ou contaminés que les agresseurs ou les nuisibles. En tête de ce bestiaire menaçant: les oiseaux porteurs de la grippe aviaire et les pitbulls responsables de la mort du petit Souleyman sont les deux cas les plus cités. «Il peut sembler étonnant qu’un fait divers, même dramatique, puisse tenir une place aussi importante dans les médias qu’un phénomène d’une très grande ampleur, comme la grippe aviaire, commente Karine Darbellay, assistante et membre du groupe de recherche. Cela tient sans doute en partie à l’effet de proximité. Le fait que n’importe qui puisse s’imaginer victime de ce genre d’accident renforce l’implication émotionnelle du lecteur et par là même l’intérêt médiatique. »

Incarné principalement par Knut, l’ourson vedette du zoo de Berlin, l’animal montré arrive en seconde position sur le plan quantitatif. On trouve dans cette catégorie les animaux exhibés (zoo, cirque, concours, sports), l’animal figuré (qui illustre une métaphore), l’animal curiosité (la fameuse tortue à deux têtes du Muséum d’histoire naturelle), l’animal symbole (la grenouille pour la météo, la vache en Suisse, le coq en France…) ou encore l’animal étudié.

Vient ensuite l’animal victime, groupe dans lequel se côtoient les animaux servant à la vivisection, ceux qui sont élevés dans des conditions intensives, mais aussi les animaux victimes d’accident et les espèces protégées, comme le loup, le lynx et l’ours.

En queue de peloton, les figures de l’animal compagnon (qu’il soit sauvage ou domestique) et l’animal utilitaire –soit parce que l’on consomme sa viande, soit pour les services qu’il rend – complètent l’inventaire.

«Knut», vedette alémanique

Sur le plan linguistique, les résultats de l’étude font apparaître quelques indices qui laissent entrevoir des différences de traitement médiatique en fonction des régions linguistiques considérées. Ainsi, Knut a fait l’objet d’une attention à la fois plus soutenue et plus précoce dans les médias alémaniques que dans les colonnes de leurs homologues romands. De la même manière, le petit ours polaire tient une place nettement plus importante au sein des médias populaires tels que le Blick ou le Matin que dans la presse dite de référence, comme Le Temps, ou des titres spécifiquement dédiés au monde paysan, tels que Terre et nature.

«La prédominance des représentations négatives que l’on constate dans les médias montre que nous sommes dans une période de renégociation de notre rapport au monde animal, complète Annik Dubied. L’homme a longtemps vécu avec l’idée qu’il était séparé de ce dernier par une barrière infranchissable. Or, la grippe aviaire, la vache folle ou les attaques de chien nous rappellent aujourd’hui que cette lecture n’est plus pertinente. De nombreux travaux ayant par ailleurs montré que le risque est généralement attribué à l’autre – à l’étranger – on peut se demander dans quelle mesure cette évolution n’aboutira pas à faire des animaux les nouveaux boucs-émissaires d’un monde globalisé?»

Vincent Monnet

 

Des animaux dans l’amphi

Manière d’allier recherche et enseignement, le Département de sociologie propose plusieurs enseignements en marge des travaux conduits par Annik Dubied et Claudine Burton-Jeangros sur les représentations des animaux dans les médias.

Ainsi, durant l’année académique 2007-2008, un cours de méthode dispensé dans le cadre du bachelor en sociologie a pris pour thème la viande. Toujours dans le cadre du bachelor en sociologie, les étudiants ont eu l’occasion d’aborder la problématique du changement de la relation entre l’humain et l’animal dans le cadre d’un cours portant sur le changement social. Cette expérience sera prolongée l’an prochain par un forum de recherche pour étudiants de Master. Organisé en collaboration avec le Département de géographie, cet enseignement portera sur la notion de frontière entre la société des hommes et le monde animal, que celle-ci soit symbolique ou concrète. Ce cours, qui sera alimenté par divers conférenciers internationaux, sera largement ouvert au public.

A signaler enfin l’ouverture d’un blog destiné à rendre compte de divers résultats de recherche et des activités du groupe conduit par Claudine Burton-Jeangros et Annik Dubied.

VM