Extra-muros/Ethiopie
Enigme génétique dans la vallée de l’Omo
Dans le rift africain, Nyangatom et Daasanach se côtoient depuis des générations sans se mélanger. Ces deux populations possèdent la plus grande diversité génétique connue à ce jour, tout en étant très différentes l’une de l’autre
Ce résultat, dont l’explication donne encore du grain à moudre aux généticiens des populations, est pimenté par le fait que ces deux populations non seulement se côtoient dans le berceau présumé des humains modernes, mais en plus parlent des langues très éloignées l’une de l’autre. Le travail d’Alicia Sanchez-Mazas et de ses collègues, qui a commencé en 2000 et se poursuit aujourd’hui, leur a valu entre autres de rédiger l’article «Diversité génétique en Afrique», paru sur Internet le 15 juillet 2008 dans l’Encyclopedia of Life Sciences.
Le sérum qui a servi au projet de recherche a été récolté entre 1971 et 1972 par une équipe de l’Institut Pasteur dirigée par François Rhodain. L’objectif des chercheurs français, qui ont travaillé en parallèle avec l’ethnologue Serge Tornay, était, entre autres, de retrouver dans le sérum de ces Ethiopiens des anticorps témoignant du passage dans cette région de certaines grandes épidémies. Des centaines d’échantillons ont alors été envoyés à Paris pour y être analysés en laboratoire. Une fois les études épidémiologiques et sérologiques terminées, les flacons ont été stockés au froid.
Puis, à la fin des années 1990, il a été question de s’en débarrasser et de les détruire. Au lieu de ça, le professeur André Langaney, alors responsable du Département d’anthropologie et d’écologie, a réussi à se les faire offrir au dernier moment. L’empressement à sauver ces échantillons à des fins de recherche génétique peut paraître curieux. Normalement, le sérum ne contient en effet plus de matériel génétique. Il est obtenu par centrifugation, dont le but est de séparer les différents composés du sang. Toutes les cellules (globules blancs, rouges, etc.), relativement lourdes, sont ainsi soustraites du sérum qui ne contient plus que des protéines et autres molécules, plus légères.
«Les prélèvements ont été réalisés dans une région très reculée, sans infrastructures et dans des conditions difficiles, précise toutefois Estella Poloni, chargée de cours au Département d’anthropologie et d’écologie et membre de l’étude. De plus, le sérum a été obtenu sur place à l’aide d’une petite centrifugeuse et de façon probablement artisanale. Nous comptions sur le fait – il y avait des précédents dans la littérature scientifique – que cette opération n’ait pas réussi à éliminer tout le matériel génétique. Nous avons eu de la chance: le sérum contenait encore de l’ADN.» Et c’est ainsi que les échantillons ont pris le chemin de Genève, par train et dans des glacières.
Tout pour plaire
«Les Nyangatom et les Daasanach représentent un intérêt particulier pour la génétique des populations, précise Alicia Sanchez-Mazas. Ils vivent côte à côte depuis des générations, mais la langue des premiers appartient au nilo-saharien (qui couvre une zone très découpée allant, en gros, du Mali à la Tanzanie) et cellesdes seconds à l’afro-asiatique (qui couvre, outre le Proche-Orient, tout le nord et l’est de l’Afrique, de la Mauritanie à la Somalie), deux familles linguistiques très distinctes. Et des études récentes ont permis d’établir qu’il existe une bonne corrélation entre les migrations passées, mesurées à l’aide de la génétique, et la diffusion des langues. Les échantillons de l’Institut Pasteur avaient donc tout pour nous plaire.»
Encore fallait-il les exploiter. Une grande partie de ce travail est revenue à Yamama Naciri, responsable de l’Unité de phylogénie et génétique moléculaires des Conservatoire et jardin botaniques de Genève. Habituée à faire parler le peu d’ADN ayant survécu dans de vieux herbiers secs, sa collaboration s’est avérée précieuse. «Nous avons pris toutes les précautions nécessaires, explique-t-elle. Travail sous hotte, double stérilisation du matériel, doubles gants, double vérification, rien n’a été laissé au hasard. Nous avons même «génotypé» tout le personnel du laboratoire afin d’identifier immédiatement toute contamination accidentelle. Il fallait que l’on soit sûres d’extraire et de séquencer l’ADN des Ethiopiens, pas le nôtre.»
Plus de 60% des échantillons ont ainsi fourni du matériel génétique exploitable, autrement dit, l’étude comprend des données issues de 230 Nyangatom, 67 Daasanach et une vingtaine de Turkana, une ethnie voisine. Les chercheuses se sont penchées sur trois marqueurs typiques de la génétique des populations: l’ADN des mitochondries (des organites contenues dans le cytoplasme des cellules et transmises à la descendance exclusivement par la mère); le HLA (le système d’histocompatibilité humaine, un groupe de gènes hautement variables liés au système immunitaire); et le système GM (un marqueur génétique que l’on peut analyser directement sur les anticorps contenus dans le sérum). L’étape suivante a consisté à faire mouliner les ordinateurs.
Établir des liens
«Ce qui nous intéresse, c’est la variabilité qui existe au sein d’un groupe, note Alicia Sanchez-Mazas. L’étude d’une seule personne ne suffit pas. En revanche, un échantillon d’individus représentatif peut nous révéler toutes les variantes génétiques qui existent au sein d’une population et à quelle fréquence elles apparaissent. Nous avons comparé ce profil avec celui d’ethnies vivant dans d’autres régions d’Afrique, ce qui nous a permis d’établir des liens.»
En fait de liens, il n’y en a pas eu beaucoup. Les populations de Nyangatom et Daasanach présentent en effet toutes les deux une diversité génétique énorme en ce qui concerne l’ADN mitochondrial. Une diversité beaucoup plus importante que celle de leurs voisins, tout en étant très différentes l’une de l’autre. «Les deux peuplades sont voisines et se connaissent bien, précise Estella Poloni. L’une et l’autre sont composées de pasteurs et entrent souvent en compétition pour l’exploitation des pâturages. Mais il semble qu’elles aient eu une histoire très différente avant d’entrer en contact dans la vallée de l’Omo. Et, depuis, elles se sont manifestement peu mélangées. Ce qui est cohérent avec leurs différences linguistiques. Ces éléments militent en faveur d’un peuplement récent, qui aurait eu lieu il y a moins de vingt mille ans.»
Les Daasanach posent néanmoins une colle aux chercheuses. L’idiome qu’ils parlent est en effet apparenté aux langues relativement bien connues et étudiées de plusieurs populations voisines. Cependant, cette similitude ne se retrouve pas dans l’ADN puisque, du point de vue génétique, les Daasanach se démarquent fortement de toutes les autres ethnies. Pour résoudre ce paradoxe, certains spécialistes mettent en cause l’origine exclusivement afro-asiatique de la langue des Daasanach. Quant à leur diversité génétique particulièrement élevée, une hypothèse propose, comme explication, que cette population, au cours de son histoire, aurait absorbé un ou plusieurs groupes d’individus étrangers.
Pour les Nyangatom, la question est plus ouverte encore puisque les langues nilo-sahariennes en général et la diversité génétique des populations qui les parlent sont encore très mal connues. Certaines recherches récentes évoquent d’ailleurs la découverte, au Tchad notamment, de nouveaux idiomes jamais identifiés à ce jour et appartenant à cette famille linguistique.
Anton Vos