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Les experts: aux sources de la police scientifique
Dès le milieu du XVIIIe siècle, les experts sont de plus en plus fréquemment convoqués sur les scènes de crime. Une présence qui vise à limiter la dimension arbitraire de la justice, comme le montre le dernier ouvrage de Michel Porret
Difficile d’y échapper. Diffusées aux quatre coins du globe depuis le début des années 2000, les fictions retraçant les tribulations de la police scientifique, à Las Vegas, New York, Miami ou ailleurs, pulvérisent les records d’audience. C’est à ce point vrai que l’étalon du genre – Les Experts (CSI: Las Vegas) – a réuni près de 84 millions de téléspectateurs en 2007, ce qui en fait la série la plus regardée à l’échelle de la planète. Cet engouement spectaculaire atteste de l’intérêt du public pour ces «Sherlock Holmes du nouveau millénaire», mais il ne dit rien du rôle clé joué par les spécialistes de la science forensique dans l’histoire de la pratique judiciaire. Comme le montre Michel Porret dans son dernier ouvrage, basé sur l’examen des archives genevoises*, les experts ont pourtant largement contribué à la sécularisation et à la rationalisation du «droit de punir».
De l’aveu à la preuve
«Entre le début et la fin du XVIIIe siècle, la justice
occidentale connaît une profonde mutation, explique
l’historien. Sous la pression des principes
d’égalité, qui agitent les esprits depuis deux siècles,
les pratiques prévalant sous l’Ancien Régime, marquées
par l’arbitraire des juges et la grande importance
accordée à la jurisprudence, sont progressivement
disqualifiées.» Avec l’adoption du Code
pénal (en 1791 pour la France et en 1798 pour
Genève), la logique du système s’inverse en
effet. Au lieu de définir une peine en fonction
des circonstances dans lesquelles le crime a
été commis, comme c’était le cas jusque-là, le
magistrat s’appuie désormais sur un texte de
loi qualifiant avec précision chaque type de
délit ainsi que la sanction prévue.
Il ne s’agit donc plus tant d’arracher des aveux – quitte à recourir à la torture – que de réunir suffisamment d’éléments matériels pour parvenir à reconstituer ce qui s’est réellement passé. Dans cette nouvelle configuration, qui tend à faire de la justice une science exacte, les experts vont être appelés à tenir une place centrale. C’est en effet sur la base des éléments qu’ils vont apporter à l’enquête que le magistrat – ou le jury – va forger son «intime conviction» quant à la culpabilité ou à l’innocence du prévenu. «Afin d’aboutir à une qualification scientifique du crime, l’expert modélise le mode opératoire, évalue le mobile, détermine le degré de responsabilité du justiciable, complète Michel Porret. En d’autres termes, son rôle consiste à traduire en normes juridiques la douleur physique et la souffrance morale qui résultent d’une agression, d’un empoisonnement, d’un viol. Se faisant, les experts contribuent à renforcer la légitimité d’une justice qui ne se revendique plus de Dieu, mais de l’Etat.» Autant dire que leur présence devient bientôt indispensable. C’est ainsi qu’à Genève, par exemple, le nombre de procédures où il y a une expertise va être multiplié par trois, voire quatre, entre le début et la fin du XVIIIe siècle.
Le corps médical trouve logiquement très tôt sa place sur les scènes de crime. Dès l’avènement de la justice inquisitoriale, aux alentours de 1450, sages-femmes, chirurgiens et médecins sont de plus en plus régulièrement requis par la justice.
Viols , crimes et suicides
Aux premières incombent les expertises liées
aux crimes sexuels, aux accouchements secrets
ou aux infanticides. Les seconds sont chargés
de la levée des corps et des autopsies depuis le
XVIe siècle au moins. Ils évaluent également la
morbidité des plaies provoquées par arme blanche
et déterminent la nature de l’arme utilisée.
Les médecins se réservent, pour leur part, l’examen
des lésions internes et en particulier des
blessures par balles. En cas d’empoisonnement,
c’est également à eux qu’il revient d’identifier la
nature du produit incriminé, le mode d’incorporation
et les circonstances, accidentelles ou
volontaires, de l’intoxication. Enfin, le médecin
évalue également l’état mental des suicidés.
Dans cette vaste entreprise de modernisation du système judiciaire, les hommes en blanc ne sont pas seuls à être mobilisés. A leurs côtés défilent à peu près tous les corps de métier. Le notaire traque ainsi les fausses écritures, tandis que l’orfèvre examine les bijoux douteux, que le charpentier se charge des traces d’effraction et que le boulanger tamise la farine mêlée d’ivraie.
Les délits de librairie occupant une large place dans la vie judiciaire de l’époque, en particulier dans une ville comme Genève où les imprimeurs sont légion depuis la Réforme, les typographes sont eux aussi fortement mis à contribution. Capables d’identifier la provenance de tel ou tel ouvrage séditieux ou de reconnaître une contrefaçon à partir de la forme d’un caractère ou de la qualité d’une reliure, ils se muent en détectives pour traquer ceux qui ont osé braver la loi.
Du topographe au photographe
A ces nombreux acteurs, il faut encore ajouter
le topographe judiciaire. Usant de la règle,
du crayon, de l’équerre, du fil à plomb, voire
de la boussole, ce dernier a pour mission de
fixer les lieux du crime sur papier de manière
aussi objective que possible tout en éclairant
les circonstances matérielles du drame. Il ne
sera supplanté que vers le milieu du XIXe siècle
par l’apparition de la photographie.
Auxiliaires de justice assermentés, les experts sont très tôt contraints de rendre des rapports détaillés sur leurs conclusions. Ils procèdent toutefois longtemps par tâtonnements, s’appuyant sur des connaissances le plus souvent acquises de façon empirique pour poser les bases de ce qui va devenir la police scientifique.
Il faut ainsi attendre 1777 et la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert pour voir apparaître pour la première fois le terme de médecine légale. Une décennie plus tard, les premières chaires consacrées spécifiquement à cette discipline ouvrent leurs portes. La médecine légale devient dès lors une discipline académique à part entière. Un métier dont les sages-femmes, qui restent dans de larges proportions illettrées, se voient bientôt exclues au profit d’une nouvelle génération de praticiens spécialement formés à ce type de tâches.
Cette professionnalisation de la fonction renforce encore l’alliance passée avec la magistrature. Elle achève de faire des experts des acteurs incontournables du système judiciaire en leur donnant une légitimité supplémentaire qui va leur permettre d’élargir constamment leur champ d’action et de peser de plus en plus lourd sur le déroulement des procédures. «L’expert préviendra le mal social dont il établit positivement la causalité morale ou matérielle, résume Michel Porret. Ordre public, hygiène, salubrité: sur ces objets, la science éclairera le législateur. Elle encadrera les institutions du contrôle social répressif ou thérapeutique: prison, maison de correction, asile, hôpital.» ❚
Vincent Monnet
* «Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle)», par Michel Porret, édité par Les Presses de l’Université de Montréal, 278 p.
Le roman d’un voleurC’est du Zola. Biographie à six mains d’un truand genevois, Le «Roman de Solon» est commencé à la fin du XIXe siècle par un ouvrier épris de justice sociale. Poursuivi par son fils, facteur de son état et historien à ses heures, le texte reste inachevé à la mort de celui-ci. C’est à partir de ces deux manuscrits inédits, retrouvés dans un appartement genevois, que Martine Ruchat, chargée de cours à la Section des sciences de l’éducation, a repris le fil du récit. Personnage bien réel, Marc Solon naît à Genève en 1840. Il a 4 jours lorsque sa mère le dépose dans la boîte Toutes-Ames de l’Hôpital général. La suite de sa vie n’est guère plus riante: confronté à un appareil judiciaire en pleine mutation, qui voit le nombre des condamnations être multiplié par quatre entre 1840 et 1890 (lire ci-contre), Marc Solon subit une trentaine de condamnations. Connaissant aussi bien les cellules surpeuplées que l’isolement du cachot, il séjourne une vingtaine de fois à l’Hôpital cantonal avant d’être expulsé de Genève en avril 1896. Comme l’écrit Martine Ruchat dans les dernières pages de son livre: «Enfin Solon est libre. Libre de mourir.» VM Le «roman de Solon», par Martine Ruchat, Editions Antipodes, 158 p. |