Campus n°95

Tête chercheuse

Jean Piaget, l’enfance de l’intelligence

Grâce à ses travaux sur le développement de l’intelligence, son nom a fait le tour du monde. Pour le professeur genevois, la psychologie était pourtant plus un moyen qu’une fin. Portrait d’un penseur complexe, à la veille de l’exposition qui lui est consacrée à Uni Mail

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On peut être célèbre tout en restant mal connu. C’est le cas de Jean Piaget, savant de réputation mondiale, mais dont la pensée demeure pour beaucoup difficile à pénétrer. D’abord, parce que le temps et la complexité de ses écrits font qu’il est aujourd’hui moins lu qu’auparavant. Ensuite, parce que la trajectoire intellectuelle du Genevois d’adoption reste difficile à résumer en quelques traits. Pionnier en matière de psychologie, Piaget se veut en effet également biologiste et épistémologue, voire philosophe. Il ne dédaigne par ailleurs ni les questions de théologie ni les mathématiques. Car, au-delà des travaux fameux sur le développement de l’intelligence chez l’enfant, Piaget poursuit un projet à la fois plus vaste et plus ambitieux: comprendre d’où viennent et comment s’accroissent les connaissances.

«Qu’est-ce qui fait que l’esprit humain, dans le monde qui est le nôtre, construit ce type de connaissances-là et pas un autre? interroge Pierre Barrouillet, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et directeur des Archives Piaget. D’où vient la logique, comment se fait-il que les hommes construisent des nombres pour décrire le réel, comment et pourquoi structure-t-on le monde avec des catégories telles que l’espace, le temps? C’est à ce type de questions que Piaget va s’efforcer de répondre tout au long de sa carrière scientifique. Dans son esprit, l’étude du développement psychologique de l’enfant n’est qu’un moyen de s’approcher de la réponse.»

C’est d’ailleurs la biologie qui retient d’abord son attention. Enfant pour le moins précoce, il consigne, à 11 ans, ses premières observations sur un moineau albinos qui a fait escale dans un parc neuchâtelois. Au moment de soutenir sa thèse de doctorat, consacrée à l’adaptation des mollusques, il a déjà publié plus de 30 articles scientifiques et il est en contact avec une cinquantaine de chercheurs confirmés, avec lesquels il traite d’égal à égal.

A hauteur d’enfant

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la lecture du philosophe français Henri Bergson, qui le trouble profondément – et la sensation de se trouver dans une forme d’impasse intellectuelle –, plongent le jeune biologiste dans une profonde crise morale. Après quelques errements mystiques, il part à Zurich, probablement avec l’idée de suivre les enseignements de Carl Gustav Jung en psychanalyse.

C’est l’échec, ce qui le pousse vers Paris et le laboratoire d’Alfred Binet, pionnier de la psychologie infantile. Mais les tests auxquels il participe, qui impliquent des réponses binaires, ne le satisfont pas pleinement. Il cherche donc à aller plus loin en instaurant un dialogue avec les enfants. «Ce qui intéresse Piaget, c’est de comprendre se qui se passe dans la tête de l’enfant lorsqu’il est confronté à une tâche, explique Marc Ratcliff, collaborateur scientifique aux Archives Piaget et à la Section de psychologie. Sa force, c’est de ne pas considérer une erreur comme étant forcément synonyme d’échec, mais de se mettre à la hauteur de son sujet afin d’évaluer sa réponse sur un plan purement cognitif, pour ensuite tenter de l’interpréter en la reliant à d’autres phénomènes. C’est ce qu’il appelle la «décentration», un exercice d’abstraction pour lequel il dispose de facultés exceptionnelles et dont il va tirer un immense profit dans les années suivantes.»

En 1921, Piaget rejoint l’Institut des sciences de l’éducation fondé neuf ans plus tôt par Edouard Claparède (lire Campus n°90) et dont il prendra la direction à partir de 1940. L’Institut lui offre la logistique et le personnel de recherche qui lui permettront de donner une impulsion décisive à ses travaux. De son côté, il apporte une méthodologie sur laquelle il va bâtir l’essentiel de son œuvre, soit une soixantaine de livres et près de 300 articles. A peu près dans le même temps, il devient père de trois enfants grâce auxquels il découvre notamment que certaines opérations mentales sont présentes avant l’apparition du langage. En 1936, il expose pour la première fois sa théorie basée sur les six stades de la naissance de l’intelligence.

«Les travaux de Piaget sont très vite reconnus, explique Pierre Barouillet. Il est vrai qu’à l’époque, l’idée que le bébé dispose d’une intelligence avant le langage, que celle-ci est à la base de l’intelligence ultérieure et que c’est au travers des activités apparemment rudimentaires des bébés que se construit le réel, est assez révolutionnaire.»

C’est aussi ce que pense Jean-Paul Bronkart, également professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, qui a été durant six ans l’assistant (et parfois le chauffeur) de Piaget: «Sa pensée a nourri les réflexions et la pratique de milliers d’enseignants, d’éducateurs et de psychologues de l’enfant. Avec Freud, c’est sans doute l’un des plus grands noms de la psychologie au XXe siècle. Et ce qui est particulièrement prodigieux, c’est que dès ses premiers livres importants («La Naissance de l’intelligence chez l’enfant» et «La Construction du réel»), il va directement à l’essentiel: présenter une théorie pratiquement universelle du développement de l’intelligence qui, à quelques nuances près, reste aujourd’hui encore incontestable.»

Appétit insatiable

Piaget aurait pu s’en tenir là, mais ce n’est pas dans sa nature. Nommé directeur du Bureau international de l’éducation dès 1929, il ne néglige pas pour autant son laboratoire. Dans les années 1940, il lance un grand programme de recherche avec deux de ses plus proches collaboratrices, Alina Szeminska et Bärbel Inhelder. Leurs travaux, qui vont s’étaler sur presque trente ans, utilisent notamment ce qu’on appelle depuis la «méthode clinique piagétienne». Cela ne suffit toujours pas à combler son appétit de connaissance.

«A partir des années 1960, Piaget revient à la biologie avec une série d’ouvrages qui à eux seuls suffiraient à faire une œuvre, explique Marc Ratcliff. Il s’y frotte à nouveau vers la fin de sa carrière, pour s’attaquer à la biologie moléculaire qui est en train de s’ériger en dogme. Et même si en tant que biologiste, Piaget n’est qu’un savant parmi les autres, une partie de ses textes conservent une certaine actualité et sont relus aujourd’hui par les philosophes de la biologie.»

En parallèle, reprenant un programme annoncé en 1916 déjà, dans La Mission de l’idée, Piaget lance un autre grand chantier en 1955, avec la création du Centre international d’épistémologie génétique. Basé sur l’idée que l’on peut étudier le développement des connaissances dans l’histoire de la pensée occidentale en utilisant des méthodes comparables à celles qu’il a développées pour la psychologie de l’enfant, le projet va mobiliser, durant près de trente ans, un nombre considérable de biologistes, physiciens, logiciens, philosophes, psychologues et autres historiens des sciences. «Du point de vue de l’histoire des sciences, le projet de Piaget date un peu et il ne lui survivra d’ailleurs pas longtemps, commente Marc Ratcliff. En revanche, cela reste une expérience unique au XXe siècle, de par son ampleur et sa durée, pour ce qui est de la tentative de trouver un langage commun entre des scientifiques venus d’horizons très divers et encore peu habitués à ce genre d’exercice.»

Vincent Monnet

L’envers du savant

Faire découvrir une autre facette du «savant à la pipe», telle est l’ambition de Bonjour Monsieur Piaget. Proposée par les Archives Jean Piaget, la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et le Musée d’histoire des sciences dans le cadre du 450e anniversaire de l’Université, cette exposition ouvrira ses portes le 14 septembre à Uni Mail.

«Notre propos n’est pas tant de revenir sur le parcours scientifique de Piaget, que de faire découvrir l’homme qui était derrière le savant, explique Marc Ratcliff, collaborateur scientifique aux Archives Jean Piaget et à la Section de psychologie. Grâce au soutien de la famille, nous allons pouvoir présenter de nombreux documents qui n’ont jamais été vus par le public et qui montrent qu’une partie de ses préoccupations n’étaient pas très différentes de celles de n’importe quel parent.»

Au fil des vitrines, le visiteur pourra ainsi découvrir un carnet de dessins réalisés par Piaget alors qu’il était encore enfant, mais aussi des images de ses nombreux collaborateurs, de son mariage ou montrant le célèbre psychologue en famille, lors de vacances à la mer ou à la montagne.

Piaget n’étant malgré tout pas un père de famille tout à fait comme les autres, une partie de l’exposition revient ainsi sur les quelque 36 titres de docteur honoris causa glanés par le professeur genevois au cours de sa carrière.VM

«Bonjour Monsieur Piaget»: exposition aux Archives Jean Piaget, Uni Mail, 40, bd du Pont-d’Arve, du 14 septembre au 18 décembre. Entrée libre.