Campus n°96

Dossier/La révolution verte

Le métabolisme de l’industrie mondiale fuit de toutes parts

Ce ne sont pas seulement les émissions de gaz à effet de serre qui posent problème à l’environnement. C’est le système industriel dans son ensemble qui devrait être restructuré si l’on veut préserver la biosphère. Parole d’un chercheur en écologie industrielle

«Se focaliser sur le carbone fossile et les émissions de gaz carbonique, comme on le fait aujourd’hui, c’est bien, mais cela revient à voir le problème par le petit bout de la lorgnette.» Pour Suren Erkman, professeur et directeur du groupe Ecologie industrielle de l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain de l’Université de Lausanne, maîtriser les émissions de CO2 ne représente qu’une partie d’un effort plus vaste visant à développer une société durable qui préserve l’intégrité de tous les écosystèmes, et pas seulement le climat. Ce qu’il faudrait, selon lui, c’est une profonde restructuration de tout le système industriel global. «Car il ne faut pas perdre de vue que ce dernier est toujours en phase d’expansion massive, précise le chercheur. Et il progresse de manière traditionnelle, à savoir qu’il passe par une croissance rapide de la consommation globale d’énergie et de matière.»

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Pour réorienter l’industrie mondiale, qui se dirige actuellement vers l’épuisement des ressources et la destruction de l’environnement, il n’y a pas de panacée. Suren Erkman propose néanmoins une stratégie qui pourrait atteindre l’objectif voulu. Elle consiste à suivre les principes de l’écologie industrielle, un domaine pluridisciplinaire qui imagine et cherche à identifier les mesures susceptibles de rendre le système économique industriel compatible avec la préservation de la biosphère.

Système cyclique

L’un des buts à atteindre est de rendre le système industriel quasiment cyclique. Cela signifie que les rejets des uns servent, autant que possible, de matière première aux autres. Une telle imbrication des entreprises et collectivités publiques implique de valoriser systématiquement les déchets afin que ces derniers acquièrent une vie utile. Le cas de Kalundborg, au Danemark, est l’exemple le plus emblématique d’une telle symbiose industrielle. Plusieurs firmes et une collectivité se sont progressivement interconnectées et ont réussi à réduire considérablement la consommation d’énergie et de matière de la région ainsi que la pollution qu’elle génère. «Le principe mis en œuvre à Kalundborg représente un outil intéressant pour repenser le développement régional», note le chercheur. A Genève, et plus récemment en Valais et dans la région lausannoise, la détection de telles synergies est d’ailleurs en cours de réalisation.

Etanchéité

Le deuxième axe est d’étanchéifier le système industriel, c’est-à-dire de minimiser les pertes durant tout le cycle d’existence des biens et services, que ce soit au cours de leur production, de leur utilisation ou de leur fin de vie. Dans le système industriel actuel, un grand nombre de processus est encore très inefficace. De nombreuses substances sont notamment disséminées dans l’environnement de manière involontaire et incontrôlée (rejets gazeux, chaleur, engrais, pesticides, micropolluants, médicaments excrétés…). Le potentiel d’économies est considérable si l’on s’efforce de minimiser toutes ces fuites. «Et quand les pertes ne peuvent pas être empêchées – le propre d’un engrais est d’être disséminé, par exemple – il faut utiliser des produits moins polluants», commente Suren Erkman.

Dématérialisation

Dématérialiser est le maître mot du troisième volet stratégique. L’idée est de découpler systématiquement la production de richesse et de confort de la consommation de matière. Cela peut signifier, par exemple, de fabriquer des appareils téléphoniques plus petits, ayant une durée de vie utile prolongée, mais aussi, et surtout, d’alléger sérieusement toute l’infrastructure des télécommunications, faite d’ordinateurs, de relais, de transformateurs, d’onduleurs, de câbles, etc.

Diète industrielle

Le dernier élément d’action consiste à rééquilibrer la diète industrielle. «Le système industriel actuel est omnivore, souligne Suren Erkman. Il «mange» de tout, ce qui est une première dans l’histoire de l’humanité. Quasiment tout le tableau périodique des éléments y passe. Il se trouve cependant que ce régime est gravement déséquilibré. Il ingère certes trop de carbone fossile, mais abuse aussi d’autres substances, comme le chlore, par exemple, que l’on trouve en amont de la plupart des processus industriels (fabrication du verre, des textiles, etc.), un élément dangereux pour la nature et la santé. Sa consommation devrait être repensée, tout comme celle des hydrocarbures fossiles.»

La décarbonisation de la société, justement, n’implique pas forcément de se passer totalement du pétrole, du gaz ou du charbon (un idéal probablement utopique tant qu’il reste des réserves suffisantes), mais d’utiliser ces ressources de façon à rejeter moins de gaz carbonique dans l’atmosphère. La capture du CO2 est théoriquement possible, à la sortie des cheminées par exemple. La firme norvégienne Sargas a même développé un système, expérimenté sur une centrale au charbon près de Stockholm, qui parviendrait à retenir 95% du CO2 émis dans le but de séquestrer le gaz pour le long terme. Il existe, pour ce faire, des possibilités plus ou moins testées (et contestées) d’enfouissement dans les roches, dans la mer ou dans les gisements d’hydrocarbures épuisés. Mieux encore: le CO2 capturé pourrait être valorisé en étant, par exemple, immobilisé dans des matériaux de construction. Toutes ces solutions ont toutefois un coût, financier et énergétique, qui les rend pour l’instant peu attrayantes aux yeux de nombre d’industriels.

La Chine pionnière

La transition du système industriel vers un mode de fonctionnement plus propre n’est pas forcément un processus long. Selon Suren Erkman, la gestation d’une telle transition peut prendre du temps, mais une fois amorcée, la cinétique de diffusion peut aller très vite. «Cependant, pour l’instant, peu de responsables politiques et économiques possèdent une vision globale de la restructuration de l’ensemble du système industriel, estime-t-il. On peut néanmoins citer comme exemple – car il surprend – un pays qui a eu une réflexion en profondeur sur la problématique et qui l’a traduite en textes législatifs: la République populaire de Chine.»

En janvier 2009, une «loi sur l’économie circulaire» est en effet entrée en vigueur dans l’Empire du Milieu. Très complète, elle incite les entreprises et les particuliers à économiser de l’énergie et de la matière là où c’est possible, à préférer les énergies renouvelables, à consommer moins et à réutiliser tout ce qui peut l’être. Le gouvernement central s’engage, entre autres, à allouer des fonds et des avantages fiscaux pour développer et promouvoir cette économie circulaire.

Wei Shengfu, un membre du Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale qui a entériné la loi, a même souligné que «le peuple devra intégrer à ses mœurs des habitudes de consommation verte et modérée, nécessaires à l’économie circulaire et à l’épargne des ressources». Un Bureau de développement de l’économie circulaire a été créé au sein du Ministère du développement et de la réforme de l’Etat (l’ancien Ministère du plan), placé directement sous le contrôle du Conseil des affaires de l’Etat, plus haute instance administrative civile du pays et présidée par le premier ministre Wen Jiabao.

«La Chine a compris qu’elle devait agir pour l’environnement si elle voulait poursuivre son développement économique, analyse Suren Erkman. Les dirigeants au plus haut niveau ont perçu la préservation de la nature comme un enjeu stratégique incontournable pour leur croissance économique, plutôt que comme un frein, contrairement à la conception dominante des milieux politiques en Inde par exemple. La Chine est certes un pays gigantesque et difficile à gouverner, mais il possède, en tout cas dans le domaine de l’écologie, des leviers d’action que leur envient bien des démocraties.»

Ecologie industrielle, la définition

• Le terme «écologie» se réfère à l’écologie scientifique, qui étudie les différents milieux où vivent les organismes vivants.

• Le terme «industriel» désigne, au sens large, l’ensemble des activités économiques dans la société technologique moderne. Dans cette optique, la consommation des ménages, les services de santé, les télécommunications, l’informatique, la finance, le tourisme, les loisirs, etc. sont considérés comme des activités industrielles, au même titre que l’agriculture, l’extraction des matières premières, et la fabrication des produits.

• L’écologie industrielle a pour objectif de faire évoluer le système économique, non durable dans sa forme actuelle, pour le rendre viable à long terme et compatible avec le fonctionnement normal des écosystèmes naturels.

Métabolisme industriel genevois

L’économie industrielle genevoise consomme plus de ressources que le territoire du canton peut en fournir et produit plus de déchets que l’environnement peut en absorber. Elle n’est donc pas durable. Ce fait n’est pas nouveau, mais il est mis en évidence par l’étude préliminaire du «métabolisme genevois» publiée en 2005*.

Par analogie avec les êtres vivants, on peut considérer qu’une entreprise, une société, un pays ou une région possède un métabolisme industriel ou régional. Etudier ce métabolisme consiste à établir une comptabilité physique décrivant l’ensemble des ressources utilisées par les activités économiques, y compris la consommation des ménages. A Genève, en l’an 2000, année de référence pour l’étude, il est entré 63,74 millions de tonnes de matière. Il en est sorti 62,64 millions. Les 1,1 million de tonnes restantes représentent le stock ajouté cette année-là.

Consommateurs. Les plus gros consommateurs de ressources sont les ménages, suivis par le secteur tertiaire, plus le secondaire. L’agriculture joue dans le métabolisme genevois un rôle presque négligeable.

Flux entrant. L’eau est la masse la plus importante consommée cette année-là à Genève, avec 62 millions de tonnes (ou m3) prélevés dans le lac Léman (80%) et la nappe souterraine de l’Arve (20%). La deuxième ressource consommée à Genève correspond aux matériaux de construction, qui représentent le principal flux de matière solide: 1,3 million de tonnes. En troisième place, on trouve les produits alimentaires, avec 300 000 tonnes, puis viennent le bois et le papier (140 000 tonnes), les métaux (60 000 tonnes) et les plastiques (40 000 tonnes). Quant à la consommation totale d’énergie primaire, elle s’est élevée à 37 500 TJ (terajoules), ce qui représente 870 000 tonnes d’équivalent mazout.

Flux sortant. En plus des 62 millions de tonnes d’eaux usées traitées par les stations d’épuration (qui contient une partie des produits alimentaires digérés), Genève a produit 640 000 tonnes de déchets. Environ 350 000 tonnes (63%) ont été recyclées, et 160 000 tonnes ont été brûlées à l’usine d’incinération des ordures ménagères des Cheneviers. Le reste (100 000 tonnes) est émis sous forme de CO2 par le corps humain, lors de la respiration. Du point de vue de l’énergie, Genève a dégagé pour 37 500 TJ de chaleur en 2000.

Stock. Au total, le stock de matériaux à Genève a augmenté de 1,1 million de tonnes en 2000. Cette augmentation reflète l’accroissement du nombre de bâtiments et du parc automobile. Le stock total de ressources en 2000 s’élève à 74,7 millions de tonnes. Pour l’essentiel, ce stock représente les matériaux constituant les bâtiments et les routes.

* «Ecologie industrielle à Genève, premiers résultats et perspectives», publié par le Service cantonal de gestion des déchets (Gedec), disponible à l’adresse: http://www.icast.org/pages/ecosite.html

Du gravier dans les rouages

A Genève, la pénurie des sables et graviers naturels devrait survenir dans vingt ou quarante ans si leur exploitation se poursuit au même rythme qu’aujourd’hui. Ces matériaux de construction représentent, après l’eau, le principal flux de matière entrant dans le «métabolisme» du canton. Etant donné leur poids, il est écologiquement déraisonnable de les importer massivement, même d’une région aussi voisine que la plaine de l’Ain, près de Lyon, qui en regorge.

Par ailleurs, Genève ne sait pratiquement plus quoi faire du matériel d’excavation et des déchets de démolition que produisent ses chantiers (2 millions de tonanes par an, ce qui correspond au chargement de 200 000 camions). Jusqu’ici, ces derniers étaient jetés, pratiquement sans valorisation, pour combler les trous laissés par les gravières épuisées, mais la place est venue à manquer depuis dix ans. Ce qui pose le problème du stockage de ces matériaux.

En bref, près des deux tiers de la masse des marchandises transportées dans le canton de Genève est constituée de matériaux de construction d’origine minérale. Et le total des distances parcourues est d’environ 6 millions de kilomètres par an. C’est loin d’être digne d’une révolution verte.

La réponse logique à cette situation s’appelle recyclage des matériaux de construction. C’est ce que promeut depuis quelques années le Service cantonal de géologie, sols et déchets (Gesdec) au travers du projet Ecomat-GE. Ce dernier vise d’une part à offrir aux déchets de chantier une seconde vie (un guide technique propose une quinzaine d’applications réalisables à partir des matériaux d’excavation et de déchets de démolition).

D’autre part, il contribue à répondre aux objectifs du Plan de gestion cantonal des déchets 2009-2012. A savoir, d’ici à 2012, limiter l’usage des graves naturelles, soulager de 30% les décharges destinées aux matériaux d’excavation et recycler 85% des déchets de chantiers liés à la démolition et 100% des matériaux bitumeux non polluants. La législation cantonale s’est récemment mise à jour et offre un cadre juridique permettant, en théorie, d’atteindre ces objectifs.

«Le projet Ecomat-GE prépare l’avenir, explique Michel Meyer, directeur du Gesdec. Il permet d’abord de soulager les ressources naturelles et de diminuer les déchets de chantiers. Mais il pave aussi la route vers un système dans lequel la quasi-totalité du matériel de construction sera recyclée et vers lequel on se dirige de toute façon, étant donné le caractère non renouvelable des sables et graviers naturels.»