Dossier
La Maison de l’histoire fédère les experts du passé
Lancée par des chercheurs et soutenue par le Rectorat, l’idée de rassembler des historienne et historiens issus de disciplines très différentes dans des projets de recherche communs rencontre un véritable succès. Présentation
Il se dit que l’Université de Genève est celle qui dispose du plus important contingent d’historiens dans le monde francophone, juste après celle de Paris. Le problème, c’est que ces forces sont très dispersées et jusqu’à récemment, n’avaient parfois aucun contact entre elles. Convaincu de la nécessité de les fédérer et de les rendre plus visibles, autant à l’intérieur de l’institution qu’envers la Cité, le Rectorat a soutenu en 2008 la création d’une Maison de l’histoire. En pleine gestation depuis plus d’une année, cette dernière est maintenant sur le point d’acquérir une existence réglementaire. Elle n’a d’ailleurs pas attendu cette naissance officielle pour remporter un beau succès avec l’obtention, cet automne, d’un financement de 2,8 millions de francs par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) pour le projet «la fabrique des savoirs» (lire ci-contre).
Ainsi, en dehors de la Section de philosophie et d’histoire de la Faculté des lettres (qui regroupe les sciences de l’Antiquité, l’histoire générale et l’histoire de l’art), l’Université comprend aussi l’Institut d’histoire et de la santé, le Département d’histoire économique, le Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques et l’Institut d’histoire de la Réformation. Et à cela s’ajoute les chercheurs spécialisés en épistémologie et histoire des sciences, en histoire de l’éducation, en histoire du christianisme, en histoire de l’Europe, en histoire sociale, etc. La liste n’est pas exhaustive.
Lancée au départ par un petit groupe d’historienne et d’historiens soucieux de rassembler tous ces gens très disparates, la Maison de l’histoire a organisé une première assemblée générale en septembre 2009. Preuve de sa pertinence: elle a rassemblé pas moins de 80 personnes, tous membres de l’université. Un collège scientifique de 17 chercheurs a été élu et a choisi son organe exécutif composé de trois membres. Michel Grandjean en est le directeur, il est secondé par Rita Hofstetter, professeure à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et Matthias Schulz, professeur au Département d’histoire générale.
Contre-productif
«L’objectif n’est pas de rassembler tous ces historiens en une sorte de super Faculté d’histoire, rassure Michel Grandjean. Cela serait certainement contre-productif. Il vaut mieux laisser les historiens dans leur milieu naturel et stimuler plutôt les projets communs, à l’image de celui de la «fabrique des savoirs». C’est d’ailleurs la première fois que l’Université de Genève présente au FNS un projet regroupant des chercheurs de cinq facultés différentes.»
Faire travailler ensemble ces chercheurs d’horizons différents constitue d’ailleurs le plus grand défi. Pour y contribuer, des séminaires de recherche communs sont organisés dès janvier. Le petit budget dont dispose actuellement la Maison de l’histoire permet par ailleurs de payer le poste d’un adjoint scientifique qui, entre autres, rédige une lettre d’information hebdomadaire présentant les actualités (colloques, conférences, publications, etc.). Il s’occupe aussi de l’élaboration d’un inventaire des compétences. Cette base de données, accessible via Internet par toute la communauté universitaire, permet de retrouver facilement quels chercheurs sont spécialisés dans quels domaines de l’histoire.
Plus tourné vers le grand public, un projet de Nuit de l’histoire est à l’étude, à l’image de la Nuit de la science (qui se tient depuis 2000) et de la Nuit de l’Unige (qui a eu lieu en 2009 à l’occasion du 450e anniversaire de l’Académie). Cet événement pourrait d’ailleurs être lié aux Journées du patrimoine qui se tiennent en septembre 2010 et dont le thème est «Patrimoine culturel et cycle de vie».
Du point de vue de l’enseignement, la Maison de l’histoire met actuellement en place un certificat complémentaire valant 30 crédits permettant de compléter dans certains cas une maîtrise universitaire de 90 crédits (pour arriver ainsi au total requis de 120 crédits). «Un étudiant en lettres pourrait ainsi compléter son cursus avec un certificat en histoire des sciences ou de la santé, explique Michel Grandjean. Un autre pourrait se former en histoire de la philosophie et en histoire économique. Les possibilités sont nombreuses. Il est également fort probable que nous participions aussi à des écoles doctorales dans le cadre de la Conférence universitaire de la Suisse occidentale (CUSO).»
En fin de compte, ce qui manque à la Maison de l’histoire, ce sont de véritables murs et un toit. Pour le directeur, cette perspective est essentielle, ne serait-ce que pour pouvoir recevoir des chercheurs de l’extérieur. Mais cette demande est pour l’instant prématurée. L’Université, en manque chronique de locaux, doit régler des problèmes autrement plus urgents en la matière.
La «fabrique des savoirs», un projet à 2,8 millions de francsComment les savoirs se sont-ils construits? Par quels processus intellectuels et sociaux une théorie, comme celle de la relativité en physique, est-elle parvenue à s’imposer, tandis que d’autres ont été abandonnées ou reléguées à l’arrière-plan? Comment est-on passé d’une vision de l’homme ancré dans la religion et la morale à celle d’un homme social protégé par des droits? Ces questions sont au cœur d’un vaste projet de recherche, la «fabrique des savoirs», réunissant des équipes de cinq facultés différentes, qui a obtenu en 2008 le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) à hauteur de 2,8 millions de francs pour trois ans. Ce travail d’enquête collective pose la première pierre à l’édification de la «Maison de l’histoire» au sein de l’Université. Pour Michel Porret, professeur d’histoire à la Faculté des lettres, requérant principal du projet, «il s’agit d’une étape importante qui contribuera à créer un pôle de recherche fort en sciences humaines, bénéficiant d’une bonne visibilité». Le soutien apporté par le FNS va également permettre de former une relève dans le domaine des sciences historiques, puisque de nombreux doctorants et maîtres assistants formés à Genève participeront aux travaux de recherche et aux événements publics prévus tout au long de ces trois années. Les six équipes (histoire des sciences, histoire judiciaire, sciences de l’éducation, psychologie, histoire économique et histoire des religions) n’entendent pas, à travers ce projet, réécrire une épistémologie, mais plutôt raconter l’épaisseur des processus en jeu dans la construction des connaissances. «Les savoirs ne s’imposent pas uniquement parce qu’ils sont justes, relève Michel Porret. Cette explication laisse de côté les allers-retours, les errements intellectuels, mais aussi le rôle joué par les politiques des institutions, les ruptures dans l’histoire sociale. Ces éléments, parfois microscopiques et souvent complexes, nous aident à comprendre par quels processus des connaissances éparses finissent par s’agréger et former un savoir établi ou comment une théorie en vient à s’imposer plus rapidement, de manière plus visible et dominante que d’autres, à un moment précis de l’histoire.» Michel Porret voit plusieurs axes à ce travail. Il s’agit d’abord de dégager les moments de rupture dans l’histoire des connaissances. Ainsi, à partir de la Renaissance, les acteurs du savoir combattent les croyances religieuses. Ils se dés-investissent lentement du champ théorique pour recourir de plus en plus systématiquement à l’expérience. «La loi naturelle remplace la loi morale, résume l’historien. Les médecins, par exemple, se mettent à pratiquer l’autopsie publique sur des cadavres de condamnés à mort, en cherchant non plus à confirmer le savoir des Anciens mais à comprendre ce qu’ils ont sous les yeux.» A travers ces évolutions se dessine une certaine image de la modernité: l’expérimentation aboutit à une densification des problèmes. Partout, le jugement cède la place à l’expertise. Le second axe correspond à la dimension pratique du travail de recherche. «Nous avons la chance de disposer, à Genève, d’un patrimoine d’archives parmi les plus riches d’Europe, explique Michel Porret. Un important travail de dépouillement nous attend: petits papiers de laboratoire, lettres échangées entre savants, etc. Nous allons nous intéresser à ce qui se passe dans les ateliers, les laboratoires, les chancelleries judiciaires. Cela devrait nous permettre de suivre le bricolage institutionnel et intellectuel, au sens noble du terme, qui organise la construction des savoirs.» Enfin, les historiens espèrent mettre en lumière l’arrière-plan social de la fabrique des savoirs. Pour Michel Porret, «l’histoire des connaissances est une histoire d’individus et d’institutions possédant des relais sociaux, politiques, académiques. A travers ce projet, nous mettons aussi l’accent sur l’université, ses modes de fonctionnement, sur ce que nous faisons de nos connaissances et comment nous les transmettons.» |