Campus n°97

Perspectives

«L’éthique a une base biologique»

mauron
Les neurosciences bouleversent la vision classique que l’on a du comportement humain et donc de l’éthique. Explications avec Alexandre Mauron, professeur à l’Institut d’éthique biomédicale

Le Centre interfacultaire en bioéthique et sciences humaines en médecine organise jusqu’en 2011 une série de conférences intitulée «L’éthique, c’est tout naturel». La morale a-t-elle une base biologique?

Alexandre Mauron: Le titre que nous avons choisi est volontairement provocateur, mais il veut surtout affirmer que l’éthique, la science de la morale, n’est pas exclusivement une construction culturelle, comme on pourrait le croire. Notre série de conférences donne la parole à des scientifiques qui travaillent à l’interface entre les neurosciences et la philosophie et, plus particulièrement, aux spécialistes des neurosciences dont les résultats ont un retentissement important sur la philosophie et l’éthique. Certaines interventions traiteront justement des racines biologiques du comportement humain. Cela dit, c’est un vieux sujet.

Comment cela?

Charles Darwin avait déjà posé l’hypothèse au XIXe siècle selon laquelle le comportement pouvait donner prise à la sélection naturelle. Darwin pensait ainsi que l’altruisme et l’assistance mutuelle étaient des traits positifs du point de vue de la survie des individus et des groupes et que s’ils existaient, c’est parce qu’ils avaient été sélectionnés par la nature. On est très loin du préjugé selon lequel la lutte pour la survie est une affaire «ultralibérale», qui voit les individus s’opposer les uns aux autres dans un combat égoïste.

L’éthique n’est tout de même pas totalement explicable par la biologie?

Il existe un substrat éthique commun dont l’origine est biologique (et probablement en partie génétique) que la culture a ensuite malaxé de manière différente selon les régions, les époques, les religions, etc. Il existe une expérience psychologique connue – le dilemme du wagon fou – dans lequel on doit choisir entre deux actions qui aboutissent de toute façon à un drame (l’une provoque cinq morts et l’autre un seul). Plusieurs scénarios sont imaginés mettant à l’épreuve le sens moral des participants. Plus de 90% des personnes sondées donnent les mêmes réponses, quels que soient leur origine, classe sociale, sexe, etc. Ce genre de résultats milite en faveur de ce substrat éthique commun à tous les êtres humains. La culture a ensuite transformé ce matériau et a produit une grande diversité des codes moraux. En apparence du moins, car en y regardant de plus près on trouve souvent plus de points communs que de divergences entre l’«éthique» de différentes religions.

Quelle est la part de la culture et de la biologie dans l’éthique?

Pour en savoir plus sur cette question, il convient d’abord d’avancer dans un chantier de recherche encore nouveau et qui implique avant tout le rapprochement des sciences sociales et des neurosciences. Ce qui n’est pas une mince affaire. Au XXe siècle, les sciences sociales se sont en partie constituées en rivalité avec la biologie. Il faut maintenant lever les barrières qui se sont dressées entre les deux, ce à quoi nous aimerions contribuer avec notre série de conférences.

Quelles conséquences les neurosciences ont-elles sur l’éthique dans notre société?

Les conséquences les plus visibles concernent le droit. Dans les law schools anglo-saxonnes, le débat est très vivant à ce sujet, alors qu’en Europe continentale, on rencontre davantage de résistances. Cela dit, pour paraphraser le titre d’un article devenu un classique, «pour le droit pénal, les neurosciences changent à la fois tout et rien». Prenons le domaine de la responsabilité individuelle. Pour certains, les résultats des neurosciences remettent en cause le libre arbitre. En droit, on peut imaginer que cela puisse tout changer. En réalité, cela ne fait qu’alimenter un débat ancien, qui remonte à Spinoza au XVIIe siècle. D’un côté, on trouve ceux qui ont une idée classique de la responsabilité individuelle et pour qui la peine légitime est proportionnelle à la gravité du délit. Une fois la peine purgée, on estime que le fautif a payé sa dette à la société. Pour eux, le libre arbitre est une notion essentielle. De l’autre côté, il y a ceux qui considèrent que le droit pénal est davantage un outil de contrôle social dont le but principal est d’éviter la récidive. Dans ce cas, le libre arbitre devient secondaire.

Le terme de neuroéthique est un néologisme récent. Que signifie-t-il?

Comme le précise Adina Roskies qui a forgé ce terme en 2002, on peut le comprendre de deux manières. Selon la première, la neuroéthique signifie l’éthique des neurosciences, c’est-à-dire l’analyse morale des pratiques de recherche scientifique dans cette discipline, ou encore des pratiques biomédicales qui en résultent. Selon la seconde acception, la neuroéthique est l’examen des présupposés de l’éthique à la lumière des neurosciences. Cela offre à ces dernières une position unique dans le concert des disciplines scientifiques. Une position qui permet aux neurosciences d’influencer les fondements de la science de la morale, tout en restant un objet d’étude de cette dernière.

Propos recueillis par Anton Vos

«L’éthique, c’est tout naturel», cycle de conférences, programme sur le site: www.neuroethique.ch