Journal n°75

Les clichés exotiques prennent la pose au Parc Bertrand

couv

Basée sur la collection d’images ramenées des quatre coins du monde par l’explorateur Alfred Bertrand, l’exposition présentée dans le parc qui porte son nom interroge le regard que pose l’Occident sur l’autre

Apparus peu avant les cartes postales, les «clichés exotiques» ont profondément influencé la manière dont les Européens ont appréhendé le reste du monde à l’aube du XXe siècle. Reflet de l’idéologie coloniale, ces photographies ont en effet véhiculé un discours mêlant racisme, misogynie et stigmatisation qui a durablement imprégné l’imaginaire collectif. Explications avec Jean-François Staszak, professeur au Département de géographie (Faculté des SES) et co-commissaire de l’exposition (avec Lionel Gauthier, assistant au Département de géographie et Nicolas Crispini, photographe et graphiste) qui présente au Parc Bertrand les images collectées par son ancien propriétaire.

Qu’est-ce qui fait la spécificité des «clichés exotiques»?
Jean-François Staszak: Ces photographies figurant des scènes typiques ou pittoresques étaient vendues par des studios professionnels aux voyageurs. Elles sont apparues avec le début du tourisme international, vers 1860, et elles ont été supplantées par l’avènement de la carte postale, autour de 1890. Cependant, malgré leur brève existence, elles ont eu une très grande importance dans la construction de la culture visuelle occidentale.

Pouvez-vous préciser?
Notre hypothèse est qu’il existe une continuité entre l’imaginaire géographique véhiculé par ces clichés et la façon dont nous voyons le monde aujourd’hui. L’industrie du tourisme, par exemple, utilise les mêmes lieux, les mêmes valeurs et les mêmes compositions qu’à l’époque.

En quoi est-il aujourd’hui problématique de montrer ces images?
Le risque, c’est de se laisser hypnotiser par l’étrangeté de ce qu’on nous donne à voir et de passer à côté du discours qui est véhiculé. Or ces images, profondément marquées par l’idéologie coloniale, charrient une vision du monde stéréotypée et stigmatisante. C’est à l’évidence vrai pour les clichés qui montrent ce qu’on appelle alors des «types humains», mais cette violence s’exprime aussi au travers d’autres matrices de domination.

Lesquelles?
Montrer une Chinoise aux pieds bandés ou un homme portant le joug, par exemple, revient à affirmer la légitimité de l’entreprise coloniale auprès de ces populations barbares et cruelles qui brutalisent leurs femmes, pratiquent l’esclavage et n’ont pas la moindre notion d’hygiène. Et la toxicité de ces images est aussi manifeste sur le plan du genre.

Pourquoi?
Nombre de ces photographies ont une dimension érotique. A Java, en Turquie ou au Maroc, on y voit des femmes, souvent recrutées parmi les prostituées, posant seins nus devant l’objectif. Moralement condamné en Europe, ce type de comportement est toutefois toléré de la part d’indigènes jugées à demi sauvages. Tout le problème étant qu’au lieu d’assumer le désir voyeuriste des clients occidentaux, c’est ici la victime qui est rendue responsable, soit pour son indécence, soit pour son innocence.

Ces clichés n’étaient donc pas uniquement destinés aux voyageurs fortunés comme Alfred Bertrand?
Non, ils ont également été utilisés par des scientifiques pour animer des conférences ou illustrer des articles académiques. Ils étaient aussi prisés par les marins et les militaires stationnés dans les colonies ou par les artistes, à titre de source d’inspiration.

Dans quelles conditions étaient-ils produits?
Beaucoup de ces images ont été réalisées en studio devant des fonds peints. Même si elles avaient à l’époque valeur de preuve, elles relèvent donc du faire semblant. Chères à fabriquer, elles devaient correspondre au goût du public et non à la réalité. D’où certains artifices et trucages.

Du coup, vous êtes également intervenus sur quelques images présentées au Parc Bertrand…
Une partie des photographies ont été ostensiblement retouchées, recadrées ou détournées afin de pousser le spectateur à réfléchir au sens de ce qu’il voit. Car si chacun a appris dès l’école à prendre en compte la dimension subjective d’un texte, notre rapport à l’image reste, lui, très naïf.


| Pour en savoir plus |

Clichés exotiques. Le tour du monde en photographies (1860-1890)
Exposition du 2 mai au 30 septembre
Parc Bertrand, Champel
www.unige.ch/cliches-exotiques