Journal n°75

A la Fondation Bodmer, le livre se met à la page du numérique

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Exposition interactive, «Le lecteur à l’œuvre» montre, hologrammes à l’appui, qu’un texte littéraire est un objet qui, loin d’être figé, ne cesse d’évoluer au contact de ses différents lecteurs. Visite guidée

A défaut de tuer le livre, comme on l’a souvent prédit, la révolution numérique a donné un sérieux coup de fouet aux recherches traditionnelles en sciences humaines. Témoin de l’énorme potentiel de ce que l’on appelle aujourd’hui les Digital Humanities (lire article), l’exposition interactive proposée à la Fondation Bodmer du 27 avril au 25 août montre comment un texte littéraire, poétique ou scientifique, loin d’être un objet figé, ne cesse d’évoluer au gré des différents acteurs qui interagissent avec lui: auteur, éditeur, traducteur, illustrateur et naturellement lecteur.
Outre le caractère exceptionnel des documents présentés, l’originalité du projet, fruit d’une collaboration entre l’UNIGE et l’EPFL, réside dans la valeur ajoutée en termes de muséographie apportée par un certain nombre d’innovations technologiques parmi lesquelles, des vitrines «intelligentes» animées par des hologrammes (lire article).
«Un texte écrit est une chose vivante et non un objet inerte face auquel il faudrait se prosterner comme devant un monument, explique Michel Jeanneret, professeur au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres) et initiateur du projet. Notre objectif avec cette exposition est d’aller à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle tout s’arrête lorsqu’un manuscrit est terminé. En réalité, à chaque fois qu’un lecteur, qu’il s’agisse de l’auteur, de l’éditeur, d’un traducteur ou d’un consommateur quelconque, prend en main un livre, il le transforme d’une manière ou d’une autre.»

Un Proust hésitant
Pour illustrer le propos, les concepteurs de l’exposition (au rang desquels figurent également Frédéric Kaplan, directeur du Digital Humanities Lab de l’EPFL et Radu Suciu, assistant-docteur au Département de médecine de l’Université de Fribourg) ont identifié un certain nombre de rôles qui peuvent être joués, parfois sur un même objet, par ces lecteurs-acteurs.
Logiquement, c’est à l’écrivain qu’il revient d’ouvrir le chemin, puisque, chronologiquement, il est le premier à intervenir en complétant, en raturant ou en réécrivant certains passages de son texte. Un exercice d’auto-correction qui prend quelquefois des proportions étonnantes, comme l’attestent les épreuves d’imprimerie du fameux A la recherche du temps perdu.
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Sur ce document truffé d’interventions, on voit notamment apparaître le titre définitif de l’œuvre, initialement intitulée Les Intermittences du cœur, de même que l’on peut suivre les hésitations de Proust sur les mots qui ouvrent le texte.
Sans doute mieux organisé, Jorge Luis Borges avait, pour sa part, l’habitude de conserver plusieurs choix de récits possibles dans ses manuscrits, puis de trancher entre ces différentes options au dernier moment.
Tout aussi spectaculaire, le volet «expliquer» de la présentation met en évidence le rôle des commentateurs qui ont émaillé certains textes classiques d’annotations au point d’en modifier radicalement la lecture. En témoigne une Bible du XVIIe siècle dans laquelle le texte sacré se réduit à quelques lignes par pages, noyées au milieu d’une masse de notes qui, comme les liens hypertextes actuels, peuvent renvoyer, dans une sorte de mise en abîme vertigineuse, à d’autres commentaires.

Livre accordéon
Pour illustrer le travail d’édition, on retiendra l’improbable objet que constitue la première édition de la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Dans ce livre accordéon haut de 2 mètres une fois déplié, texte et illustration forment un tout indissociable qui provoque une émotion sans commune mesure avec l’édition conventionnelle publiée ultérieurement par Gallimard.
Le toujours délicat travail de traduction est présenté au travers de deux autres auteurs majeurs. Edgar Allan Poe, tout d’abord, dont l’œuvre poétique, même traduite par des écrivains du calibre de Baudelaire ou de Mallarmé, perd beaucoup de sa «musique». Diderot ensuite, dont le célèbre Neveu de Rameau doit son titre définitif et sa première publication en France à Goethe, le texte original n’ayant été retrouvé qu’en 1891.
Après un arrêt sur l’influence de l’illustration, évoquée par des dessins de Delacroix et de Töpffer, le visiteur retrouvera trace de la querelle opposant Newton et Leibniz avec un exemplaire des Principia Mathematica copieusement annoté par le savant allemand. Il poursuivra son cheminement vers la rubrique «manipuler» pour découvrir un fabuleux «ordinateur de papier» du XVIe siècle, capable de calculer les éclipses de la lune et du soleil sur des milliers d’années, le génial Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau ou ce singulier livre de confession duquel le lecteur pouvait détacher ses péchés pour les transmettre à son directeur de conscience.
Enfin, deux vitrines sont dédiées aux livres-objets et à d’autres expériences de Michel Butor faisant appel à la coopération de son lecteur. Des œuvres qui, plus que toute autre, donnent l’impression qu’il est parfois possible de lire avec les mains.


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