Journal n°75

«Projeter le patrimoine dans le futur»

Comment intégrer les changements induits par la révolution numérique à la recherche en sciences sociales? C’est la question que posent les humanités numériques, un nouveau champ académique dont le professeur Jérôme David est un des pionniers. Entretien

Les humanités numériques ont émergé ces dernières années comme un nouveau champ académique, couvrant une foule d’activités parfois disparates, mais partageant une même préoccupation: comment intégrer le phénomène de numérisation des productions intellectuelles et leur circulation massive par le Web dans le champ de la recherche en sciences humaines et sociales. Professeur de littérature à la Faculté des lettres, Jérôme David est l’un des pionniers de ce domaine dans les études littéraires à Genève.

En quoi la numérisation des textes affecte-t-elle la recherche en littérature?
Jérôme David: On se retrouve face à des corpus gigantesques. Plusieurs dizaines de milliers de textes littéraires sont déjà à disposition de tout internaute, et ce nombre continuera d’augmenter dans des proportions difficilement imaginables. Qui plus est, la numérisation implique une mise à plat. A travers le processus informatique, ces corpus sont en effet déhiérarchisés. Les pré-sélections d’œuvres, de passages et d’auteurs qui étaient opérées jusqu’ici perdent leur raison d’être, car tout se côtoie sur un même plan. On ne travaille plus sur une œuvre mais sur une multitude de textes simultanément, ce qui va en sens contraire d’une certaine routine des études littéraires reposant sur l’idée que la singularité de l’œuvre est primordiale. La numérisation des textes suppose donc de rediscuter la pertinence des partis pris de la critique et d’inventer de nouvelles pistes de recherche.

Par exemple?
Pour l’instant, tout est en germe, mais on peut repérer un certain nombre de directions. Tout d’abord, la numérisation va permettre de nouveaux aperçus sur le traitement que les écrivains réservent à la langue. Dans la mesure où les corpus sont conséquents et que l’on peut étendre l’analyse à des textes non littéraires, des traités de droit ou des articles de presse, il devient possible de documenter et d’éprouver le postulat selon lequel le traitement littéraire du langage est différent du traitement ordinaire. On pourra aussi fournir une nouvelle image de l’histoire littéraire, en observant des évolutions stylistiques à large échelle, les préférences collectives d’une période pour la phrase longue ou courte, par exemple, ou encore la façon dont certaines expressions se diffusent de manière virale dans le discours d’une époque. Des recherches envisagent même de fournir une nouvelle carte de l’histoire de la littérature mondiale qui suivrait la circulation de formes littéraires ou leur évolution parallèle dans des régions que tout sépare durant des millénaires.

Concrètement, où en est la recherche au stade actuel?
Pour explorer ces pistes, il faut surmonter certains obstacles techniques, dont le plus important est la mise en comptabilité des bases de données. Selon qu’ils sont français ou américains, publics ou privés, les programmes de numérisation des textes littéraires reposent sur des cultures éditoriales différentes. Or, les chercheurs ont besoin de corpus homogènes et basés sur des éditions fiables pour procéder à des analyses pertinentes. Il y a donc tout un travail de toilettage impliquant une collaboration très étroite entre informaticiens et littéraires à réaliser.

Les humanités digitales sont un courant mondial. Quel rôle peut y jouer Genève?
L’UNIGE concentre toutes les forces nécessaires pour jouer un rôle phare dans le domaine des études littéraires. Elle peut s’appuyer sur la légitimité internationale de «l’école de Genève» en matière d’interprétation littéraire et sur une solide tradition en informatique linguistique notamment. L’Université de Stanford a créé son «Literary Lab» il y a trois ans seulement. Participer à l’aventure intellectuelle qui est en train de se mettre en place est une manière de projeter notre patrimoine dans le futur et de lui donner une nouvelle dimension.


Articles associés

A la Fondation Bodmer, le livre se met à la page du numérique
Des vitrines «intelligentes» pour une muséographie d’un nouveau genre