La Psychologie de l’intelligence ()

Chapitre II.
La « psychologie de la pensée » et la nature psychologique des opérations logiques a

La possibilité d’une explication psychologique de l’intelligence dépend de la manière dont on interprétera les opérations logiques : sont-elles le reflet d’une réalité toute faite ou l’expression d’une activité véritable ? La notion d’une logique axiomatique permet sans doute seule d’échapper à cette alternative, en soumettant les opérations réelles de la pensée à l’interprétation génétique, tout en réservant le caractère irréductible de leurs connexions formelles, lorsque celles-ci sont analysées axiomatiquement : le logicien procède alors comme le géomètre à l’égard des espaces qu’il construit déductivement, tandis que le psychologue est assimilable au physicien qui mesure l’espace du monde réel lui-même. En d’autres termes, le psychologue étudie la manière dont se constitue l’équilibre de fait des actions et des opérations, tandis que le logicien analyse le même équilibre sous sa forme idéale, c’est-à-dire tel qu’il serait s’il était réalisé intégralement, et tel qu’il s’impose ainsi normativement à l’esprit.

L’interprétation de B. Russell

Partons de la théorie de l’intelligence de B. Russell, qui marque le maximum de soumission possible de la psychologie à la logistique. Lorsque nous percevons une rose blanche, dit Russell, nous concevons en même temps les notions de la rose et de la blancheur, et cela par un processus analogue à celui de la perception : nous appréhendons directement, et comme du dehors, les « universaux » correspondant aux objets sensibles et « subsistant » indépendamment de la pensée du sujet. Mais alors les idées fausses ? Ce sont des idées comme les autres, et les qualités de faux et de vrai s’appliquent aux concepts comme il y a des roses rouges et des roses blanches. Quant aux lois qui régissent les universaux et qui règlent leurs rapports, elles relèvent de la logique seule, et la psychologie ne peut que s’incliner devant cette connaissance préalable, qui lui est donnée toute faite.

Telle est l’hypothèse. Il ne sert de rien de la taxer de métaphysique ou de métapsychologique, parce qu’elle heurte le sens commun des expérimentateurs : celui du mathématicien s’en accommode fort bien, et la psychologie doit compter avec les mathématiciens. Une thèse aussi radicale est même fort propre à faire réfléchir. D’abord, elle supprime la notion d’opération, puisque, si l’on saisit les universaux du dehors, on ne les construit pas. Dans l’expression 1 + 1 = 2, le signe + ne désigne plus alors qu’une relation entre les deux unités et nullement une activité engendrant le nombre 2 : comme l’a dit clairement Couturat, la notion d’opération est essentiellement « anthropomorphique ». La théorie de Russell dissocie donc a fortiori les facteurs subjectifs de la pensée (croyance, etc.) des facteurs objectifs (nécessité, probabilité, etc.). Enfin, elle supprime le point de vue génétique : un russellien anglais disait un jour, pour prouver l’inutilité des recherches sur la pensée de l’enfant, que « le logicien s’intéresse aux idées vraies, tandis que le psychologue trouve son plaisir à décrire les idées fausses ».

Mais, si nous avons tenu à commencer ce chapitre par un rappel des idées de Russell, c’est pour marquer d’emblée que la ligne de démarcation entre la connaissance logistique et la psychologie ne saurait être franchie impunément par la première. Même si, du point de vue axiomatique, l’opération apparaissait comme dénuée de signification, son « anthropomorphisme » à lui seul en ferait une réalité mentale. Génétiquement, les opérations sont, en effet, des actions proprement dites, et non pas seulement des constatations ou des appréhensions de relations. Lorsque 1 est additionné à 1, c’est que le sujet réunit deux unités en un tout, alors qu’il pourrait les maintenir isolées. Sans doute cette action, s’effectuant en pensée, acquiert un caractère sui generis qui la distingue des actions quelconques : elle est réversible, c’est-à-dire qu’après avoir réuni les deux unités le sujet peut les dissocier et se retrouver ainsi à son point de départ. Mais elle n’en demeure pas moins une action proprement dite, bien différente de la simple lecture d’une relation telle que 2 > 1. Or, à cela les russelliens ne répondent que par un argument extra-psychologique : c’est une action illusoire, puisque 1 + 1 sont réunis en 2 de toute éternité (ou, comme disent Carnap et von Wittgenstein, puisque 1 + 1 = 2 n’est qu’une tautologie, caractéristique de ce langage qu’est la « syntaxe logique » et n’intéressant pas la pensée elle-même, dont les démarches sont spécifiquement expérimentales). D’une manière générale, la pensée mathématique se leurre lorsqu’elle croit construire ou inventer, alors qu’elle se borne à découvrir les divers aspects d’un monde tout fait (et, ajoutent les Viennois, entièrement tautologique). Seulement, même si l’on refuse à la psychologie de l’intelligence le droit de s’occuper de la nature des êtres logico-mathématiques, il reste que la pensée individuelle ne saurait rester passive en face des Idées (ou des signes d’un langage logique), pas plus qu’en présence des êtres physiques, et que, pour les assimiler, elle les reconstruira au moyen d’opérations psychologiquement réelles.

Ajoutons que, du point de vue purement logistique, les affirmations de B. Russell et du cercle de Vienne sur l’existence indépendante des êtres logico-mathématiques, à l’égard des opérations qui semblent les engendrer, sont aussi arbitraires que du point de vue psychologique : elles se heurteront toujours, en effet, à la difficulté fondamentale du réalisme des classes, des relations et des nombres, qui est celle des antinomies relatives à la « classe de toutes les classes », et au nombre infini actuel. Au contraire, du point de vue opératoire, les êtres infinis ne sont que l’expression d’opérations susceptibles de se répéter indéfiniment.

Enfin, du point de vue génétique, l’hypothèse d’une appréhension directe, par la pensée, d’universaux subsistant indépendamment d’elle est plus chimérique encore. Admettons que les idées fausses de l’adulte aient une existence comparable à celle des idées vraies. Que penser alors des concepts successivement construits par l’enfant au cours des stades hétérogènes de son développement ? Et les « schèmes » de l’intelligence pratique préverbale « subsistent »-ils en dehors du sujet ? Et ceux de l’intelligence animale ? Si l’on réserve la « subsistance » éternelle aux seules idées vraies, à quel âge débute leur appréhension ? Et même, d’une manière générale, si les étapes du développement marquent simplement les approximations successives de l’intelligence dans sa conquête des « idées » immuables, quelle preuve avons-nous que l’adulte normal ou les logiciens de l’école de Russell soient parvenus à les saisir et ne seront pas sans cesse dépassés par les générations futures ?

La « psychologie de la pensée » : Bühler et Selz

Les difficultés que nous venons de rencontrer dans l’interprétation de l’intelligence de B. Russell se retrouvent en partie dans celle à laquelle a été conduite la Denkpsychologie allemande, bien qu’il s’agisse cette fois de l’œuvre de purs psychologues. Il est vrai que, pour les auteurs de cette école, la logique ne s’impose pas à l’esprit du dehors, mais du dedans : le conflit entre les exigences de l’explication psychologique et celles de la déduction propre aux logiciens en est alors certainement atténué ; mais, comme nous allons le voir, il n’est pas entièrement supprimé et l’ombre de la logique formelle continue de planer, comme un donné irréductible, sur la recherche explicative et causale du psychologue, tant qu’il ne se place pas à un point de vue résolument génétique. Or, les « psychologues de la pensée » allemands se sont, en fait, inspirés soit de courants proprement aprioristes, soit de courants phénoménologiques (l’influence de Husserl a été particulièrement nette), avec tous les intermédiaires entre deux.

En tant que méthode, la psychologie de la pensée est née simultanément en France et en Allemagne. Revenu entièrement de l’associationnisme qu’il défendait dans son petit livre sur La Psychologie du raisonnement, Binet a repris la question des rapports de la pensée et des images par un procédé intéressant d’introspection provoquée et a découvert, grâce à lui, l’existence d’une pensée sans images : les relations, les jugements, les attitudes, etc., débordent l’imagerie et penser ne se réduit pas à « contempler de l’Épinal », soutient-il en 1903 dans son Étude expérimentale de l’intelligence. Quant à savoir en quoi consistent ces actes de la pensée qui résistent à l’interprétation associationniste, Binet reste prudent, se bornant à noter la parenté entre les « attitudes » intellectuelles et motrices, et conclut que, du point de vue de l’introspection seule, « la pensée est une activité inconsciente de l’esprit ». Leçon infiniment instructive, mais assurément décevante quant aux ressources d’une méthode qui s’est ainsi révélée plus féconde pour la position même des problèmes que pour leur solution.

En 1900 Marbe (Experimentelle Untersuchungen über das Urtheil) se demandait aussi en quoi le jugement diffère d’une association et espérait également résoudre la question par une méthode d’introspection provoquée. Marbe rencontre alors les états de conscience les plus divers : représentations verbales, images, sensations de mouvements, attitudes (doute, etc.), mais rien de constant. Tout en remarquant déjà que la condition nécessaire du jugement est le caractère voulu ou intentionnel du rapport, il ne considère pas cette condition comme suffisante, et conclut par une négation qui rappelle la formule de Binet : il n’y a pas d’état de conscience constamment lié au jugement et qui puisse en être considéré comme le déterminant. Mais il ajoute, et cette adjonction nous paraît avoir pesé directement ou indirectement sur toute la Denkpsychologie allemande, que le jugement implique par conséquent l’intervention d’un facteur extra-psychologique parce qu’inhérent à la logique pure. On voit que nous n’exagérions pas en annonçant la réapparition, sur ce nouveau plan, des difficultés inhérentes au logicisme des platoniciens eux-mêmes.

Ensuite sont venus les travaux de Watt, de Messer et de Bühler, inspirés par Külpe et qui ont illustré l’« école de Wurzbourg ». Watt étudiant, toujours par introspection provoquée, les associations fournies par le sujet en application d’une consigne donnée (par exemple associations par surordination, etc.) découvre que la consigne peut agir soit en s’accompagnant d’images, soit à l’état de conscience sans image (de Bewusstheit), soit enfin à l’état inconscient. Il fait alors l’hypothèse que l’« intention » de Marbe est précisément l’effet des consignes (extérieures ou internes) et pense résoudre le problème du jugement en faisant de celui-ci une succession d’états conditionnés par un facteur psychique précédemment conscient et à influence durable.

Messer trouve trop vague la description de Watt, puisqu’elle s’applique à un jeu réglé aussi bien qu’au jugement, et reprend le problème par une technique analogue : il distingue alors l’association réglée et le jugement lui-même, qui est un rapport accepté ou rejeté, et consacre l’essentiel de ses travaux à analyser les différents types mentaux de jugement.

K. Bühler, enfin, marque l’achèvement des travaux de l’école de Wurzbourg. La pauvreté des résultats initiaux de la méthode d’introspection provoquée lui paraît résulter du fait que les questions posées ont porté sur des processus trop simples, et il s’attache dès lors à analyser avec ses sujets la solution de problèmes proprement dits. Les éléments de la pensée obtenus par ce procédé se répartissent en trois catégories : les images, dont le rôle est accessoire et non pas essentiel comme le voulait l’associationnisme ; les sentiments intellectuels et attitudes ; enfin et surtout les « pensées » elles-mêmes (Bewusstheit). Celles-ci se présentent de leur côté sous la forme soit de « conscience de rapport » (exemple, A < B), soit de « conscience de règles » (exemple, penser à l’inverse du carré de la distance sans savoir de quels objets ni de quelles distances il s’agit), soit d’« intentions (au sens scolastique) purement formelles » (exemple, penser à l’architecture d’un système). Ainsi conçue, la psychologie de la pensée aboutit donc à une description exacte et souvent très fine des états intellectuels, mais parallèle à l’analyse logique et n’expliquant nullement les opérations comme telles.

Avec les travaux de Selz, par contre, les résultats de l’école de Wurzbourg sont dépassés dans la direction d’une analyse du dynamisme même de la pensée, et non plus seulement de ses états isolés. Selz, comme Bühler, étudie la solution des problèmes eux-mêmes, mais il cherche moins à décrire les éléments de la pensée qu’à saisir comment sont obtenues les solutions. Après avoir en 1913 étudié la « pensée reproductive », il tente donc, en 1922 (Zur Psychologie des produktiven Denkens und des Irrtums), de percer le secret de la construction mentale. Or, il est intéressant de constater que, dans la mesure où les recherches sont ainsi orientées vers l’activité comme telle de la pensée, elles s’éloignent par le fait même de l’atomisme logique, qui consiste à classer les relations, jugements et schèmes isolés, et se rapprochent des totalités vivantes, selon le modèle illustré par la psychologie de la Forme et dont nous retrouverons, tout à l’heure, un modèle différent en ce qui concerne les opérations. Selon Selz, en effet, tout travail de la pensée consiste à compléter un ensemble (théorie de la Komplexergänzung) : la solution d’un problème ne se laisse pas ramener au schéma stimulus-réponse, mais consiste à combler les lacunes subsistant à l’intérieur des « complexes » de notions et de relations. Lorsqu’un problème est posé, deux cas peuvent ainsi se présenter. Ou bien il ne s’agit que d’une question de reconstitution, ne nécessitant pas une construction nouvelle, et la solution consiste simplement à recourir aux « complexes » déjà existants : il y a alors « actualisation du savoir », donc pensée simplement « reproductive ». Ou bien il s’agit d’un véritable problème, témoignant de l’existence de lacunes au sein des complexes jusque-là admis, et il est nécessaire d’actualiser alors, non plus le savoir, mais les méthodes de solution (application des méthodes connues au cas nouveau), ou même d’abstraire de nouvelles méthodes à partir des anciennes : il y a, dans ces deux derniers cas, pensée « productive » et c’est celle-ci qui consiste proprement à compléter les totalités ou .complexes déjà existants. Quant à ce « remplissage des lacunes », il est toujours orienté par des « schèmes anticipateurs » (comparables au « schème dynamique » de Bergson), qui tissent, entre les données nouvelles et l’ensemble du complexe correspondant, un système de relations provisoires globales constituant le canevas de la solution à trouver (donc l’hypothèse directrice). Ces relations elles-mêmes sont enfin détaillées, selon un mécanisme obéissant à des lois précises : ces lois ne sont autres que celles de la logique, dont la pensée est, au total, le miroir.

Rappelons également l’œuvre de Lindworski, qui s’intercale entre les deux ouvrages de Selz et annonce les conclusions de celui-ci. Quant à l’étude de Claparède sur la genèse de l’hypothèse, nous en reparlerons à propos du tâtonnement (chap. IV).

Critique de la « psychologie de la pensée »

Il est clair que les travaux précédents ont rendu de grands services à l’étude de l’intelligence. Ils ont libéré la pensée de l’image, conçue comme élément constitutif, et ont redécouvert, après Descartes, que le jugement est un acte. Ils ont décrit avec précision les divers états de la pensée et ont ainsi montré, contre Wundt, que l’introspection peut être promue au rang de méthode positive lorsqu’elle est « provoquée », c’est-à-dire en fait contrôlée par un observateur.

Mais il convient d’abord de noter que, même sur le plan de la simple description, les rapports entre l’image et la pensée ont été trop simplifiés par l’école de Wurzbourg. Il reste certes acquis que l’image ne constitue pas un élément de la pensée elle-même. Seulement elle l’accompagne, et lui sert de symbole, de symbole individuel complétant les signes collectifs du langage. L’école du Meaning, issue de la logique de Bradley, a bien montré que toute pensée est un système de significations, et c’est cette notion que Delacroix et ses élèves, en particulier I. Meyerson, ont développée en ce qui concerne les rapports de la pensée et de l’image. Les significations comportent, en effet, des « signifiés » qui sont la pensée comme telle, mais aussi des « signifiants », constitués par les signes verbaux ou les symboles imagés se construisant en intime corrélation avec la pensée elle-même. D’autre part, il est évident que la méthode même de la Denkpsychologie lui interdit de dépasser la pure description et qu’elle échoue à expliquer l’intelligence en ses mécanismes proprement constructifs, car l’introspection, même contrôlée, porte assurément sur les seuls produits de la pensée et non pas sur sa formation. Bien plus, elle est réservée aux sujets capables de réflexion : or, c’est peut-être avant 7-8 ans qu’il faudrait chercher le secret de l’intelligence !

Manquant ainsi de perspective génétique, la « psychologie de la pensée » analyse exclusivement les stades finaux de l’évolution intellectuelle. Parlant en termes d’états et d’équilibre achevé, il n’est pas surprenant qu’elle aboutisse à un panlogisme et soit obligée d’interrompre l’analyse psychologique en présence du donné irréductible des lois de la logique. De Marbe, qui invoquait sans plus la loi logique à titre de facteur extra-psychologique intervenant causalement et comblant les lacunes de la causalité mentale, jusqu’à Selz qui aboutit à une sorte de parallélisme logico-psychologique, en faisant de la pensée le miroir de la logique, le fait logique demeure pour tous ces auteurs inexplicable en termes psychologiques.

Sans doute Selz s’est-il en partie libéré de la méthode trop étroite d’analyse des états et des éléments, pour chercher à suivre le dynamisme de l’acte d’intelligence. Aussi découvre-t-il les totalités qui caractérisent les systèmes de pensée, ainsi que le rôle des schèmes anticipateurs dans la solution des problèmes. Mais, tout en marquant fréquemment les analogies entre ces processus et les mécanismes organiques et moteurs, il ne reconstitue pas leur formation génétique. Aussi rejoint-il lui aussi le panlogisme de l’école de Wurzbourg, et le fait-il même d’une manière paradoxale, dont l’exemple est précieux à méditer pour qui désire libérer la psychologie des emprises de l’apriorisme logistique, tout en cherchant à expliquer le fait logique.

En effet, découvrant le rôle essentiel des totalités dans le fonctionnement de la pensée, Selz aurait pu en tirer la conclusion que la logique classique est inapte à traduire le raisonnement en action, tel qu’il se présente et se constitue dans la « pensée productive ». La logique classique, même sous sa forme infiniment assouplie par la technique subtile et précise qu’est le calcul logistique, demeure atomistique ; les classes, les relations, les propositions y sont analysées dans leurs opérations élémentaires (addition et multiplication logiques, implications et incompatibilités, etc.). Pour traduire le jeu des schèmes anticipateurs et de la Komplexergänzung, donc des totalités intellectuelles qui interviennent dans la pensée vivante et agissante, il aurait au contraire fallu à Selz une logique des totalités elles-mêmes, et alors le problème des rapports entre l’intelligence, en tant que fait psychologique, et la logique comme telle se fût posé en termes nouveaux qui eussent appelé une solution proprement génétique. Au contraire Selz, trop respectueux des cadres logiques a priori, malgré leur caractère discontinu et atomistique, finit naturellement par les retrouver tels quels à titre de résidus de l’analyse psychologique, et par les invoquer dans le détail des élaborations mentales.

En bref, la « psychologie de la pensée » a abouti à faire de la pensée le miroir de la logique, et c’est en cela que réside la source des difficultés qu’elle n’a pu surmonter. La question est alors de savoir s’il ne conviendrait pas de renverser sans plus les termes et de faire de la logique le miroir de la pensée, ce qui restituerait à celle-ci son indépendance constructive.

Logique et psychologie

Que la logique soit le miroir de la pensée et non pas l’inverse, c’est le point de vue auquel nous avons été conduit (Classes, relations et nombres. Essai sur les groupements de la logistique et la réversibilité de la pensée, 1942) par l’étude de la formation des opérations chez l’enfant et cela après avoir été persuadé, au point de départ, de la justesse du postulat d’irréductibilité dont s’inspirent les « psychologues de la pensée ». Cela revient à dire que la logique est une axiomatique de la raison dont la psychologie de l’intelligence est la science expérimentale correspondante. Il nous paraît indispensable d’insister quelque peu sur ce point de méthode.

Une axiomatique est une science exclusivement hypothético-déductive, c’est-à-dire qu’elle réduit au minimum les appels à l’expérience (elle a même l’ambition de les éliminer entièrement) pour reconstruire librement son objet au moyen de propositions indémontrables (axiomes), qu’il s’agit de combiner entre elles selon toutes les possibilités et de la façon la plus rigoureuse. C’est ainsi que la géométrie a réalisé de grands progrès lorsque, cherchant à faire abstraction de toute intuition, elle a construit les espaces les plus divers en définissant simplement les éléments premiers admis par hypothèse et les opérations auxquelles ils sont soumis. La méthode axiomatique est donc la méthode mathématique par excellence et elle a trouvé de nombreuses applications, non seulement en mathématiques pures, mais en divers domaines de la mathématique appliquée (de la physique théorique à l’économie mathématique elle-même). L’utilité d’une axiomatique dépasse, en effet, celle de la démonstration (encore que, sur ce terrain, elle constitue la seule méthode rigoureuse) : en présence de réalités complexes et résistant à l’analyse exhaustive, elle permet de construire des modèles simplifiés du réel et fournit ainsi à l’étude de ce dernier des instruments de dissection irremplaçables. D’une manière générale, une axiomatique constitue, comme l’a bien montré F. Gonseth, un « schéma » de la réalité, et, par le fait même que toute abstraction conduit à une schématisation, la méthode axiomatique prolonge au total celle de l’intelligence elle-même.

Mais, précisément à cause de son caractère « schématique », une axiomatique ne peut prétendre ni à fonder ni surtout à remplacer la science expérimentale correspondante, c’est-à-dire portant sur le secteur de réalité dont l’axiomatique constitue le schéma. C’est ainsi que la géométrie axiomatique est impuissante à nous apprendre ce qu’est l’espace du monde réel (et que l’« économie pure » n’épuise nullement la complexité des faits économiques concrets). L’axiomatique ne saurait remplacer la science inductive qui lui correspond pour cette raison essentielle que sa propre pureté n’est qu’une limite jamais complètement atteinte. Comme le dit encore Gonseth, il reste toujours un résidu intuitif dans le schéma le plus épuré (de même qu’il entre déjà un élément de schématisation en toute intuition). Cette seule raison suffit à faire comprendre pourquoi l’axiomatique ne « fondera » jamais la science expérimentale et pourquoi à toute axiomatique peut correspondre une telle science (de même sans doute que l’inverse).

Cela dit, le problème des relations entre la logique formelle et la psychologie de l’intelligence est susceptible de recevoir une solution comparable à celle qui a mis fin, après des siècles de discussion, au conflit entre la géométrie déductive et la géométrie réelle ou physique. Comme c’est le cas de ces deux sortes de disciplines, la logique et la psychologie de la pensée ont commencé par être confondues ou indifférenciées : Aristote croyait sans doute écrire une histoire naturelle de l’esprit (ainsi d’ailleurs que de la réalité physique elle-même) en énonçant les lois du syllogisme. Lorsque la psychologie s’est constituée à titre de science indépendante, les psychologues ont bien compris (en y mettant d’ailleurs un temps non négligeable) que les réflexions des manuels de logique sur le concept, le jugement et le raisonnement ne les dispensaient pas de chercher à débrouiller le mécanisme causal de l’intelligence. Seulement, par un effet résiduel de l’indissociation primitive, ils ont continué à considérer la logique comme une science de la réalité, située, malgré son caractère normatif, sur le même plan que la psychologie, mais s’occupant exclusivement de la « pensée vraie », par opposition à la pensée en général abstraction faite de toute norme. D’où cette perspective illusoire de la Denkpsychologie, selon laquelle la pensée, en tant que fait psychologique, constituerait le reflet des lois logiques. Par contre, si la logique se trouvait être une axiomatique, le faux problème de ces rapports d’interférence s’évanouirait par le renversement même des positions.

Or, il semble évident que, dans la mesure où la logique a renoncé à l’imprécision du langage verbal pour constituer, sous le nom de logistique, un algorithme dont la rigueur égale celle du langage mathématique, elle s’est transformée en une technique axiomatique. On sait, d’autre part, combien cette technique a rapidement interféré avec les parties les plus générales des mathématiques, au point que la logistique a acquis aujourd’hui une valeur scientifique indépendante des philosophies particulières des logisticiens (platonisme de Russell ou nominalisme du Cercle de Vienne). Le fait même que les interprétations philosophiques laissent inchangée sa technique interne montre d’ailleurs à lui seul que celle-ci a atteint le niveau axiomatique : la logistique constitue donc sans plus un « modèle » idéal de la pensée.

Mais alors, les rapports entre la logique et la psychologie s’en trouvent d’autant simplifiés. La logistique n’a pas à recourir à la psychologie, puisqu’une question de fait n’intervient point en une théorie hypothético-déductive. Inversement, il serait absurde d’invoquer la logistique pour trancher une question relevant de l’expérience, telle que celle du mécanisme réel de l’intelligence. Néanmoins, dans la mesure où la psychologie s’attache à analyser les états d’équilibre finaux de la pensée, il y a, non pas parallélisme, mais correspondance entre cette connaissance expérimentale et la logistique, comme il y a correspondance entre un schéma et la réalité qu’il représente. Chaque question soulevée par l’une des deux disciplines correspond alors à une question de l’autre, quoique ni leurs méthodes ni leurs solutions propres ne puissent interférer.

Cette indépendance des méthodes peut être illustrée par un exemple très simple, dont la discussion nous sera d’ailleurs utile pour la suite (chap. V et VI). Il est courant de dire que la pensée (réelle) « applique le principe de contradiction », ce qui, à prendre les choses à la lettre, supposerait l’intervention d’un facteur logique dans le contexte causal des faits psychologiques et contredirait ainsi ce que nous venons de soutenir. Or, à serrer les termes de près, une telle affirmation est proprement dénuée de signification. En effet, le principe de contradiction se borne à interdire l’affirmation et la négation simultanées d’un caractère donné : A est incompatible avec non-A. Mais, pour la pensée effective d’un sujet réel, la difficulté commence lorsqu’il se demande s’il a le droit d’affirmer simultanément A et B, car jamais la logique ne prescrit directement si B implique ou non non-A. Peut-on, par exemple, parler d’une montagne qui n’a que 100 mètres de haut, ou est-ce contradictoire ? Peut-on être à la fois communiste et patriote ? Peut-on concevoir un carré à angles inégaux ? etc. Pour le savoir, il n’est que deux procédés. Le procédé logique consiste à définir formellement A et B et à chercher si B implique non-A. Mais alors, l’« application » du « principe » de contradiction porte exclusivement sur les définitions, c’est-à-dire sur des concepts axiomatisés et non pas sur les notions vivantes dont la pensée se sert dans la réalité. Le procédé suivi par la pensée réelle consiste au contraire, non pas à raisonner sur les définitions seules, ce qui manque d’intérêt pour elle (la définition n’étant de ce point de vue qu’une prise de conscience rétrospective, et souvent incomplète), mais à agir et à opérer, en construisant les concepts selon les possibilités de composition de ces actions ou opérations. Un concept n’est, en effet, qu’un schème d’action ou d’opération, et c’est en exécutant les actions engendrant A et B que l’on constatera si elles sont compatibles ou non. Loin d’« appliquer un principe », les actions s’organisent selon des conditions internes de cohérence, et c’est la structure de cette organisation qui constitue le fait de pensée réelle correspondant à ce qu’on appelle, sur le plan axiomatique, le « principe de contradiction ».

Il est vrai que, en plus de la cohérence individuelle des actions, il intervient dans la pensée des interactions d’ordre collectif et par conséquent des « normes » imposées par cette collaboration même. Mais la coopération n’est qu’un système d’actions ou même d’opérations exécutées en commun, et on peut refaire le raisonnement précédent à propos des représentations collectives, qui demeurent, elles aussi, sur le plan des structures réelles, par opposition aux axiomatisations d’ordre formel.

Le problème reste donc entier, pour la psychologie, de comprendre par quel mécanisme l’intelligence en vient à construire des structures cohérentes, susceptibles de composition opératoire ! et il ne sert de rien d’invoquer des « principes » qu’appliquerait spontanément cette intelligence, puisque les principes logiques sont le fait d’un schéma théorique formulé après coup, une fois la pensée construite, et non pas de cette construction vivante elle-même. L’intelligence, a profondément dit Brunschvicg, gagne les batailles ou se livre comme la poésie à une création continue, tandis que la déduction logistique n’est comparable qu’aux traités de stratégie et aux « arts poétiques », qui codifient les victoires passées de l’action ou de l’esprit, mais n’assurent pas leurs conquêtes futures 1.

Cependant, et précisément parce que l’axiomatique logique schématise après coup le travail réel de l’esprit, toute découverte sur l’un des deux plans peut donner lieu à un problème sur l’autre. Il n’y a pas de doute que les schémas logiques aient souvent aidé, par leur finesse, l’analyse des psychologues : la Denkpsychologie en est un bon exemple. Mais inversement, lorsque ces psychologues découvrent, avec Selz, les « Gestaltistes » et bien d’autres, le rôle des totalités et des organisations d’ensemble dans le travail de la pensée, il n’est aucune raison de considérer la logique classique ou même la logistique actuelle, qui en sont restées à un mode discontinu et atomistique de description, comme intangibles et définitives, ni d’en faire un modèle dont la pensée serait le « miroir » : tout au contraire, il s’agit de construire une logique des totalités, si l’on veut qu’elle serve de schéma adéquat aux états d’équilibre de l’esprit, et d’analyser les opérations sans les réduire à des éléments isolés insuffisants du point de vue des exigences psychologiques.

Les opérations et leurs « groupements »

Le grand écueil d’une théorie de l’intelligence partant de l’analyse de la pensée sous ses formes supérieures est la fascination qu’exercent sur la conscience les facilités de la pensée verbale. P. Janet a excellemment montré comment le langage remplace en partie l’action, au point que l’introspection éprouve la plus grande difficulté à discerner par ses seuls moyens qu’il est encore un comportement véritable : la conduite verbale est une action, sans doute amenuisée et demeurant intérieure, une esquisse d’action qui risque même sans cesse de demeurer à l’état de projet, mais c’est une action tout de même, qui remplace simplement les choses par des signes et les mouvements par leur évocation, et qui opère encore, en pensée, par le moyen de ces truchements. Or, négligeant cet aspect actif de la pensée verbale, l’introspection ne voit en elle que réflexion, discours et représentation conceptuelle : d’où l’illusion des psychologues introspectifs, que l’intelligence se réduit à ces états terminaux privilégiés, et des logiciens, que le schéma logistique le plus adéquat doit être essentiellement une théorie des « propositions ».

Pour atteindre le fonctionnement réel de l’intelligence, il importe donc d’inverser ce mouvement naturel de l’esprit et de se replacer dans la perspective de l’action elle-même : alors seulement apparaît en pleine lumière le rôle de cette action intérieure qu’est l’opération. Et, par le fait même s’impose la continuité qui relie l’opération à l’action véritable, source et milieu de l’intelligence. Rien n’est plus propre à éclairer cette perspective que la méditation sur cette sorte de langage — de langage encore, mais purement intellectuel, transparent et étranger aux duperies de l’image — qu’est le langage mathématique. Dans une expression quelconque, telle que (x2 + y = z − u), chaque terme désigne en définitive une action : le signe (=) exprime la possibilité d’une substitution, le signe (+) une réunion, le signe (−) une séparation, le carré (x2) l’action de reproduire x fois x, et chacune des valeurs u, x, y et z l’action de reproduire un certain nombre de fois l’unité. Chacun de ces symboles se réfère donc à une action qui pourrait être réelle, mais que le langage mathématique se borne à désigner abstraitement, sous la forme d’actions intériorisées, c’est-à-dire d’opérations de la pensée 2.

Or, si la chose est évidente dans le cas de la pensée mathématique, elle n’est pas moins réelle dans celui de la pensée logique et même du langage courant, du double point de vue de l’analyse logistique et de l’analyse psychologique. C’est ainsi que deux classes peuvent être additionnées comme deux nombres. Dans : « Les Vertébrés et les Invertébrés sont tous les Animaux », le mot « et » (ou le signe logistique +) représente une action de réunion qui peut être effectuée matériellement, dans le classement d’une collection d’objets, mais que la pensée peut aussi effectuer mentalement. De même on peut classer à plusieurs points de vue à la fois, comme dans une table à double entrée, et cette opération (que la logistique appelle multiplication logique : signe ×) est si naturelle à l’esprit que le psychologue Spearman en a fait, sous le nom d’« éducation des corrélats », l’une des caractéristiques de l’acte d’intelligence : « Paris est à la France comme Londres à la Grande-Bretagne ». On peut sérier des rapports : A < B ; B < C, et ce double rapport, qui permet de conclure que C est plus grand que A, est la reproduction en pensée de l’action que l’on pourrait effectuer matériellement en alignant les trois objets selon leurs grandeurs croissantes. On peut de même ordonner selon plusieurs rapports à la fois et on retombe dans une autre forme de multiplication logique ou de corrélation, etc.

Que si l’on envisage maintenant les termes comme tels, c’est-à-dire les soi-disant éléments de la pensée, concepts de classes ou relations, on retrouve en eux le même caractère opératoire que dans leurs combinaisons. Un concept de classe n’est psychologiquement que l’expression de l’identité de réaction du sujet vis-à-vis des objets qu’il réunit en une classe : logiquement, cette assimilation active se traduit par l’équivalence qualitative de tous les éléments de la classe. De même, un rapport asymétrique (± lourd ou grand) exprime les diverses intensités de l’action, c’est-à-dire les différences par opposition aux équivalences, et se traduit logiquement par les structures sériales.

Bref, le caractère essentiel de la pensée logique est d’être opératoire, c’est-à-dire de prolonger l’action en l’intériorisant. Sur ce point, on ralliera les opinions émanant de courants les plus divers, depuis les théories empiriques et pragmatistes qui se bornent à cette affirmation élémentaire en attribuant à la pensée la forme d’une « expérience mentale » (Mach, Rignano, Chaslin) jusqu’aux interprétations d’inspiration aprioriste (Delacroix). De plus, cette hypothèse s’accorde avec les schématisations logistiques, lorsqu’elles se bornent à constituer une technique et qu’elles ne se prolongent pas en une philosophie niant l’existence des mêmes opérations qu’elles utilisent sans cesse eu réalité.

Seulement, tout n’est pas dit ainsi, car l’opération ne se réduit pas à une action quelconque, et, si l’acte opératoire dérive de l’acte effectif, la distance à parcourir reste considérable entre deux, ce que nous verrons en détail en examinant le développement de l’intelligence (chap. IV et V). L’opération rationnelle ne peut être comparée à une action simple qu’à la condition de l’envisager à l’état isolé, mais c’est précisément l’erreur fondamentale des théories empiristes de l’« expérience mentale » que de spéculer sur l’opération isolée : une opération unique n’est pas une opération, mais demeure à l’état de simple représentation intuitive. La nature spécifique des opérations, comparées aux actions empiriques, tient au contraire au fait qu’elles n’existent jamais à l’état discontinu. C’est par une abstraction entièrement illégitime que l’on parle d’« une » opération : une seule opération ne saurait être une opération, car le propre des opérations est de constituer des systèmes. C’est ici qu’il convient de réagir avec énergie contre l’atomisme logique, dont le schéma a pesé lourdement sur la psychologie de la pensée. Il faut, pour saisir le caractère opératoire de la pensée rationnelle, atteindre les systèmes comme tels, et, si les schémas logiques ordinaires en voilent l’existence, il faut construire une logique des totalités.

C’est ainsi, pour commencer par le cas le plus simple, que la psychologie comme la logique classiques parlent du concept en tant qu’élément de la pensée. Or, une « classe » ne saurait exister par elle-même, et cela indépendamment du fait que sa définition recourt à d’autres concepts. En tant qu’instrument de la pensée réelle, et abstraction faite de sa définition logique, elle n’est qu’un élément « structuré » et non pas « structurant », ou du moins elle est déjà structurée dans la mesure où elle est structurante : elle n’a de réalité qu’en fonction de tous les éléments auxquels elle s’oppose ou dans lesquels elle est emboîtée (ou qu’elle emboîte elle-même). Une « classe » suppose une « classification », et le fait premier est constitué par celle-ci, car ce sont les opérations de classement qui engendrent les classes particulières. Indépendamment d’une classification d’ensemble, un terme générique ne désigne pas une classe, mais une collection intuitive.

De même, une relation asymétrique transitive, telle que A < B, n’existe pas en tant que relation (mais seulement en tant que rapport perceptif, ou intuitif) sans la possibilité de construire toute une suite d’autres relations sériées telles que A < B < C <… Et, quand nous disons qu’elle n’existe pas en tant que relation, il faut prendre cette négation dans le sens le plus concret du terme, car nous verrons (chap. V) que l’enfant n’est précisément pas capable de penser par relations avant de savoir sérier. La « sériation » est donc la réalité première, dont une relation asymétrique quelconque n’est qu’un élément momentanément abstrait.

Autres exemples : un « corrélat » au sens de Spearman (le chien est au loup comme le chat au tigre) n’a de sens qu’en fonction d’une table à double entrée. Une relation de parenté (frère, oncle, etc.) se réfère à l’ensemble constitué par un arbre généalogique, etc. Faut-il rappeler également qu’un nombre entier n’existe, psychologiquement comme logiquement (malgré Russell), qu’à titre d’élément de la suite même des nombres (engendrée par l’opération + 1), qu’une relation spatiale suppose tout un espace, qu’une relation temporelle implique la compréhension du temps à titre de schème unique. Et, sur un autre terrain, faut-il insister sur le fait qu’une valeur ne vaut qu’en fonction d’une « échelle » complète de valeurs, momentanée ou stable ?

Bref, dans quelque domaine que ce soit de la pensée constituée (par opposition précisément aux états de déséquilibre qui caractérisent sa genèse), la réalité psychologique consiste en systèmes opératoires d’ensemble et non pas en opérations isolées conçues à titre d’éléments antérieurs à ces systèmes : c’est donc en tant seulement que des actions ou des représentations intuitives s’organisent en de tels systèmes qu’elles acquièrent (et elles l’acquièrent par le fait même) la nature d’« opérations ». Le problème essentiel de la psychologie de la pensée est alors de dégager les lois d’équilibre de ces systèmes, de même que le problème central d’une logique qui voudrait être adéquate au travail réel de l’esprit nous paraît être de formuler les lois de ces totalités comme telles.

Or, l’analyse d’ordre mathématique a découvert depuis longtemps cette interdépendance des opérations constituant certains systèmes bien définis : la notion de « groupe », qui s’applique à la suite des nombres entiers, aux structures spatiales, temporelles, aux opérations algébriques, etc., est devenue ainsi une notion centrale dans l’ordonnance même de la pensée mathématique. Dans le cas des systèmes qualitatifs propres à la pensée simplement logique, telles que les classifications simples, les tables à double entrée, les sériations de relations, les arbres généalogiques, etc., nous appellerons « groupements » les systèmes d’ensemble correspondants. Psychologiquement, le « groupement » consiste en une certaine forme d’équilibre des opérations, donc des actions intériorisées et organisées en structures d’ensemble, et le problème est de caractériser cet équilibre, à la fois par rapport aux divers niveaux génétiques qui le préparent et en opposition avec les formes d’équilibre propres à d’autres fonctions que l’intelligence (les « structures » perceptives ou motrices, etc.). Du point de vue logistique, le « groupement » présente une structure bien définie (parente de celle du « groupe », mais en différant sur quelques points essentiels), et qui exprime une succession de distinctions dichotomiques : ses règles opératoires constituent donc précisément cette logique des totalités qui traduit en un schéma axiomatique ou formel le travail effectif de l’esprit, au niveau opératoire de son développement, c’est-à-dire en sa forme d’équilibre finale.

La signification fonctionnelle et la structure des « groupements »

Commençons par rattacher pour un instant les réflexions qui précèdent à ce que nous a appris la « psychologie de la pensée ». Selon Selz, la solution d’un problème suppose, en premier lieu, un « schème anticipateur » qui relie le but à atteindre à un « complexe » de notions, par rapport auquel il crée une lacune, puis, en second lieu, le « remplissage » de ce schème anticipateur au moyen de concepts et de relations venant compléter le « complexe » et s’ordonnant selon les lois de la logique. D’où une série de questions : Quelles sont les lois d’organisation du « complexe » total ? Quelle est la nature du schème anticipateur ? Peut-on supprimer le dualisme qui semble subsister entre la formation du schème anticipateur et le détail des processus qui déterminent son remplissage ?

Prenons comme exemple une intéressante expérience due à notre collaborateur André Rey : un carré de quelques centimètres étant dessiné sur une feuille de papier également carrée (de 10 à 15 cm de côté), on demande au sujet de dessiner le plus petit carré qu’il puisse tracer au crayon, ainsi que le plus grand carré qu’il soit possible de représenter sur une telle feuille. Or, tandis que les adultes (et les enfants dès 7-8 ans) parviennent d’emblée à fournir un carré de 1-2 mm de côté, ainsi qu’un carré doublant de près les bords du papier, les enfants de moins de 6-7 ans ne dessinent d’abord que des carrés à peine plus petits et à peine plus grands que le modèle, puis procèdent par tâtonnements successifs et souvent infructueux, comme s’ils n’anticipaient à aucun moment les solutions finales. On voit immédiatement, en ce cas, l’intervention d’un « groupement » de relations asymétriques (A < B < C…), présent chez les grands et qui semble absent au-dessous de 7 ans : le carré perçu est situé en pensée dans une série de carrés virtuels de plus en plus grands et de plus en plus petits par rapport au premier. On peut alors admettre : 1° que le schème anticipateur n’est que le schème du groupement lui-même, c’est-à-dire la conscience de la succession ordonnée des opérations possibles ; 2° que le remplissage du schème est la simple mise en œuvre de ces opérations ; 3° que l’organisation du « complexe » des notions préalables tient aux lois mêmes du groupement. Si cette solution était générale, la notion de groupement introduirait ainsi l’unité entre le système antérieur des notions, le schème anticipateur et son remplissage contrôlé.

Pensons maintenant à l’ensemble des problèmes concrets que se pose sans cesse l’esprit en mouvement : Qu’est-ce ? Est-ce plus ou moins (grand, lourd, loin, etc.) ? Où ? Quand ? Pour quelle cause ? Dans quel but ? Combien ? etc., etc. Nous constatons que chacune de ces questions est nécessairement fonction d’un « groupement » ou d’un « groupe » préalables : chaque individu est en possession de classifications, de sériations, de systèmes d’explications, d’un espace et d’une chronologie personnels, d’une échelle des valeurs, etc., ainsi que de l’espace et du temps mathématisés, des suites numériques. Or, ces groupements et ces groupes ne naissent pas à propos de la question, mais durent toute la vie ; dès l’enfance, nous classons, comparons (différences ou équivalences), ordonnons dans l’espace et dans le temps, expliquons, évaluons nos buts et nos moyens ; comptons, etc., et c’est relativement à ces systèmes d’ensemble que les problèmes se posent, dans l’exacte mesure où des faits nouveaux surgissent, qui ne sont pas encore classés, sériés, etc. La question, qui oriente le schème anticipateur, procède donc du groupement préalable, et le schème anticipateur lui-même n’est pas autre chose que la direction imprimée à la recherche par la structure de ce groupement. Chaque problème ; tant en ce qui concerne l’hypothèse anticipatrice de la solution que le contrôle détaillé de celle-ci, ne consiste ainsi qu’en un système particulier d’opérations à effectuer au sein du groupement total correspondant. Pour trouver son chemin, il n’est pas nécessaire de reconstruire tout l’espace, mais simplement d’en compléter le remplissage en un secteur donné. Pour prévoir un événement, réparer sa bicyclette, faire son budget ou dresser son programme d’action, il n’est pas besoin de refondre toute la causalité et le temps, de réviser toutes les valeurs admises ; etc. : la solution à trouver ne fait que de prolonger et compléter les rapports déjà groupés, quitte à corriger le groupement lors des erreurs de détail et surtout à le subdiviser et le différencier, mais sans le rebâtir en entier. Quant à la vérification, elle n’est possible que selon les règles du groupement lui-même : par l’accord des relations nouvelles avec le système antérieur.

Le fait remarquable, dans cette assimilation continue du réel à l’intelligence, c’est, en effet, l’équilibre des cadres assimilateurs constitués par le groupement. Durant toute sa formation, la pensée se trouve en déséquilibre ou en état d’équilibre instable : toute nouvelle acquisition modifie les notions antérieures ou risque d’entraîner la contradiction. Au contraire, dès le niveau opératoire, les cadres classificatoires et sériaux, spatiaux et temporels, etc., construits peu à peu, en viennent à s’incorporer sans heurts de nouveaux éléments : le casier particulier à trouver, à compléter ou à rajouter de toutes pièces n’ébranle pas alors la solidité du tout, mais s’harmonise avec l’ensemble. C’est ainsi, pour prendre l’exemple le plus caractéristique de cet équilibre des concepts, qu’une science exacte, malgré toutes les « crises » et les refontes dont elle tient à se flatter pour prouver sa vitalité, n’en constitue pas moins un corps de notions dont le détail des rapports se conserve, et se resserre même, lors de chaque nouvelle adjonction de faits ou de principes, car les nouveaux principes, si révolutionnaires soient-ils, maintiennent les anciens à titre de premières approximations relatives à une échelle donnée : la création continue et imprévisible dont témoigne la science s’intègre donc sans cesse son propre passé. On retrouve le même phénomène, mais en petit, dans la pensée de tout homme équilibré.

Bien plus, comparé à l’équilibre partiel des structures perceptives ou motrices, l’équilibre des groupements est essentiellement un « équilibre mobile » : les opérations étant des actions, l’équilibre de la pensée opératoire n’est point le repos, mais un système d’échanges qui se balancent, de transformations sans cesse compensées par d’autres. C’est l’équilibre d’une polyphonie et non pas d’un système de masses inertes, et il n’a rien à voir avec la fausse stabilité qui résulte parfois, avec l’âge, du ralentissement de l’effort intellectuel.

Il s’agit donc, et c’est en cela que consiste tout le problème du groupement, de déterminer les conditions de cet équilibre, afin de pouvoir ensuite chercher génétiquement comment il se constitue. Or, ces conditions peuvent être tout à la fois découvertes par l’observation et l’expérience psychologiques et formulées selon le genre de précision que comporte un schéma axiomatique. Elles constituent ainsi, sous l’angle psychologique, les facteurs d’ordre causal expliquant le mécanisme de l’intelligence, en même temps que leur schématisation logistique fournit les règles de la logique des totalités.

Ces conditions sont au nombre de quatre dans le cas des « groupes » d’ordre mathématique, et de cinq dans celui des « groupements » d’ordre qualitatif.

1° Deux éléments quelconques d’un groupement peuvent être composés entre eux et ils engendrent ainsi un nouvel élément du même groupement : deux classes distinctes peuvent être réunies en une classe d’ensemble qui les emboîte, deux relations A < B et B < C peuvent être jointes en une relation A < C qui les contient, etc. Psychologiquement, cette première condition exprime donc la coordination possible des opérations.

2° Toute transformation est réversible. C’est ainsi que les deux classes ou les deux relations réunies à l’instant peuvent être de nouveau dissociées, et que, dans la pensée mathématique, chaque opération directe d’un groupe comporte une opération inverse (soustraction pour l’addition, division pour la multiplication, etc.). Cette réversibilité est sans doute le caractère le plus spécifique de l’intelligence, car, si la motricité et la perception connaissent la composition, elles demeurent irréversibles. Une habitude motrice est à sens unique, et apprendre à effectuer les mouvements dans l’autre sens consiste à acquérir une nouvelle habitude. Une perception est irréversible, puisque, lors de chaque apparition d’un élément objectif nouveau dans le champ perceptif, il y a « déplacement d’équilibre », et que, si l’on rétablit objectivement la situation de départ, la perception est modifiée par les états intermédiaires. L’intelligence peut au contraire construire des hypothèses, puis les écarter pour revenir au point de départ, parcourir un chemin et refaire le chemin inverse sans modifier les notions employées. Or, la pensée de l’enfant est précisément, comme nous le verrons au chapitre V, d’autant plus irréversible que le sujet est plus jeune, et plus proche des schèmes perceptivo-moteurs, ou intuitifs, de l’intelligence initiale : la réversibilité caractérise donc, non seulement les états d’équilibre finaux, mais encore les processus évolutifs eux-mêmes.

3° La composition des opérations est « associative » (au sens logique du terme), c’est-à-dire que la pensée demeure toujours libre de faire des détours, et qu’un résultat obtenu par deux voies différentes reste le même dans les deux cas. Ce caractère semble également propre à l’intelligence : tant la perception que la motricité ne connaissent que les itinéraires uniques, puisque l’habitude est stéréotypée et que, dans la perception, deux itinéraires distincts aboutissent à des résultats différents (par exemple, une même température perçue après des termes de comparaison distincts ne semble pas la même). L’apparition du détour est caractéristique de l’intelligence sensori-motrice, et plus la pensée est active et mobile plus les détours y jouent de rôle, mais ce n’est que dans un système en équilibre permanent qu’ils laissent invariant le terme final de la recherche.

4° Une opération combinée avec son inverse est annulée (par exemple + 1 − 1 = 0 ou × 5 : 5 = × 1). Dans les formes initiales de la pensée de l’enfant, au contraire, le retour au point de départ ne s’accompagne pas d’une conservation de celui-ci : par exemple, après avoir fait une hypothèse qu’il rejette ensuite, l’enfant ne retrouve pas telles quelles les données du problème, parce qu’elles restent en partie déformées par l’hypothèse pourtant écartée.

5° Dans le domaine des nombres, une unité ajoutée à elle-même donne lieu à un nouveau nombre, par application de la composition (1) : il y a itération. Au contraire, un élément qualitatif répété ne se transforme pas : il y a alors « tautologie » : A + A = A.

Si l’on exprime ces cinq conditions du groupement en un schéma logistique, on aboutit alors aux simples formules suivantes : 1° Composition : x + x’ = y, y + y’ = a ; etc. 2° Réversibilité : y − x = x’ ou y − x’ = x, 3° Associativité : (x + x’) + y’ = x + (x’ + y’’) = (z). 4° Opération identique générale : x— x = 0 ; y — y = 0, etc. 5° Tautologie ou identiques spéciales : x + x = x ; y + y = y, etc. Il va de soi qu’un calcul des transformations devient alors possible, mais il nécessite, à cause de la présence des tautologies, un certain nombre de règles dans le détail desquelles il n’y a pas lieu d’entrer ici (voir notre ouvrage : Classes, relations et nombres, Paris, Vrin, 1942).

Classification des « groupements » et des opérations fondamentales de la pensée

L’étude des démarches de la pensée en évolution, chez l’enfant, conduit à reconnaître, non seulement l’existence des groupements, mais encore leurs connexions mutuelles, c’est-à-dire les rapports permettant de les classer et d’en faire l’inventaire. L’existence psychologique d’un groupement se reconnaît, en effet, facilement aux opérations explicites dont est capable un sujet. Mais il y a plus : tant qu’il n’y a pas groupement, il ne saurait y avoir conservation des ensembles ou totalités, tandis que l’apparition d’un groupement est attestée par celle d’un principe de conservation. Par exemple, le sujet capable de raisonnement opératoire à structure de groupement sera d’avance assuré qu’un tout se conservera indépendamment de l’arrangement de ses parties, tandis qu’il le conteste auparavant. Nous étudierons au chapitre V la formation de ces principes de conservation pour montrer le rôle du groupement dans le développement de la raison. Mais il importait pour la clarté de l’exposé de décrire d’abord les états d’équilibre finaux de la pensée, de manière à examiner ensuite les facteurs génétiques susceptibles d’en expliquer la constitution. Au risque d’une énumération un peu abstraite et schématique, nous allons donc compléter les réflexions précédentes par l’énumération des principaux groupements, étant entendu que ce tableau représente simplement la structure terminale de l’intelligence et que le problème reste entier de comprendre leur formation.

I. Un premier système de groupements est formé par les opérations dites logiques, c’est-à-dire par celles qui partent des éléments individuels considérés comme invariants, et se bornent à les classer, à les sérier, etc.

1. Le groupement logique le plus simple est celui de la classification, ou emboîtement hiérarchique des classes. Il repose sur une première opération fondamentale : la réunion des individus en classes, et des classes entre elles. Le modèle achevé est constitué par les classifications zoologiques ou botaniques, mais toute classification qualificative procède selon le même schéma dichotomique :

Supposons une espèce A, faisant partie d’un genre B, d’une famille C, etc. Le genre B contiendra d’autres espèces que A : nous les appellerons A’ (soit A’ = B − A). La famille C contiendra d’autres genres que B : nous les appellerons B’ (soit B’ = C − B), etc. On a alors la composition : A + A’ = B ; B + B’ = C ; C + C’ = D, etc. ; la réversibilité : B − A’ = A, etc. ; l’associativité (A + A’) + B’ = A + (A’ + B’) = C ; etc., et tous les autres caractères du groupement. C’est ce premier groupement qui engendre le syllogisme classique.

2. Un deuxième groupement élémentaire met en œuvre l’opération qui consiste, non plus à réunir entre eux les individus considérés comme équivalents (comme en 1), mais à relier les relations asymétriques qui expriment leurs différences. La réunion de ces différences suppose alors un ordre de succession et le groupement constitue par conséquent une « sériation qualitative » :

Appelons a la relation 0 < A ; b la relation 0 < B ; c la relation 0 < C. On peut alors appeler a’ la relation A < B ; b’ la relation B < C ; etc., et l’on a le groupement : a + a’ = b ; b + b’ = c ; etc. L’opération inverse est la soustraction d’une relation, ce qui équivaut à l’addition de sa converse. Le groupement est parallèle au précédent, à cette seule différence près que l’opération d’addition implique un ordre de succession (et n’est donc pas commutative) ; c’est sur la transitivité propre à cette sériation que se fonde le raisonnement A < B ; B < C donc A < C.

3. Une troisième opération fondamentale est celle de la substitution, fondement de l’équivalence qui réunit les divers individus d’une classe, ou les diverses classes simples réunies en une classe composée :

En effet, entre deux éléments A1 et A2 d’une même classe B, il n’y a pas égalité comme entre unités mathématiques. Il y a simplement équivalence qualitative, c’est-à-dire substitution possible, mais dans la mesure où l’on substitue également à A’1, c’est-à-dire aux « autres » éléments par rapport à A1, les A’2, c’est-à-dire les « autres » éléments par rapport à A2. D’où le groupement : A1 + A’1 = A2 + A’2 (= B) ; B1 + B’1 = B2 + B’2, (= C) ; etc.

4. Or, traduites en relations, les opérations précédentes engendrent la réciprocité propre aux relations symétriques. Celles-ci ne sont, en effet, que les relations unissant entre eux les éléments d’une même classe, donc des relations d’équivalence (par opposition aux relations asymétriques qui marquent la différence). Les relations symétriques (par exemple, frère, cousin germain, etc.) se groupent par conséquent sur le modèle du groupement précédent, mais l’opération inverse est identique à l’opération directe, ce qui est la définition même de la symétrie : (Y = Z) = (Z = Y).

Les quatre groupements précédents sont d’ordre additif, deux d’entre eux (1 et 3) intéressant les classes, et les deux autres les relations. Il existe, en outre, quatre groupements reposant sur les opérations multiplicatives, c’est-à-dire qui envisagent plus d’un système à la fois de classes ou de relations. Ces groupements correspondent terme à terme aux quatre précédents :

5. On peut d’abord, étant données deux suites de classes emboîtées A1B1C1… et A2B2C2…, répartir les individus selon les deux suites à la fois : c’est le procédé des tables à double entrée. Or, la « multiplication des classes » qui constitue l’opération propre à ce genre de groupement joue un rôle essentiel dans le mécanisme de l’intelligence ; c’est elle que Spearman a décrite en termes psychologiques sous le nom d’« éduction des corrélats ».

L’opération directe est, pour les deux classes B1 et B2, le produit B1 × B2 = B1B2 (= A1A2 A1A’2 + A’2A2 + A’1A’2). L’opération inverse est la division logique B1B2 : B2 = B1, ce qui correspond à l’« abstraction » (B1B2 « abstraction faite de B2 est B1 »).

6. On peut de même multiplier entre elles deux séries de relations, c’est-à-dire trouver tous les rapports existants entre des objets sériés selon deux sortes de relations à la fois. Le cas le plus simple n’est autre que la « correspondance bi-univoque » qualitative.

7 et 8. On peut enfin grouper les individus, non pas selon le principe des tables à double entrée comme dans les deux cas précédents, mais en faisant correspondre un terme à plusieurs, comme un père à ses fils. Le groupement prend ainsi la forme d’un arbre généalogique et s’exprime soit en classes (7), soit en relations (8), ces dernières étant alors asymétriques selon l’une des deux dimensions (père, etc.) et symétriques selon l’autre (frère, etc.).

On obtient ainsi, selon les combinaisons les plus simples, huit groupements logiques fondamentaux, les uns additifs (1-4), les autres multiplicatifs (5-8), les uns intéressant les classes et les autres les relations, et les uns se déployant en emboîtements, sériations ou correspondances simples (1, 2 et 5, 6), les autres en réciprocités et correspondances du type un à plusieurs (3, 4 et 7, 8). D’où 2 × 2 × 2 = 8 possibilités en tout.

Notons encore que la meilleure preuve du caractère naturel des totalités constituées par ces groupements d’opérations est qu’il suffit de fusionner entre eux les groupements de l’emboîtement simple des classes (1) et de la sériation (2) pour obtenir, non plus un groupement qualitatif, mais le « groupe » constitué par la suite des nombres entiers positifs et négatifs. En effet, réunir les individus en classes consiste à les considérer comme équivalents, tandis que les sérier selon une relation asymétrique quelconque exprime leurs différences. Or, à considérer les qualités des objets, on ne saurait les grouper simultanément comme équivalents et différents à la fois. Mais, si l’on fait abstraction des qualités, on les rend par le fait même équivalents entre eux et sériables selon un ordre quelconque d’énumération : on les transforme donc en « unités » ordonnées, et l’opération additive constitutive du nombre entier consiste précisément en cela. De même en fusionnant les groupements multiplicatifs de classes (5) et de relations (6) on obtient le groupe multiplicatif des nombres positifs (entiers et fractionnaires).

II. Les différents systèmes précédents n’épuisent pas toutes les opérations élémentaires de l’intelligence. Celle-ci ne se borne pas, en effet, à opérer sur les objets, pour les réunir en classes, les sérier ou les dénombrer. Son action porte également sur la construction de l’objet comme tel, et, comme nous le verrons (chap. IV), cette œuvre est même amorcée dès l’intelligence sensori-motrice. Décomposer l’objet et le recomposer constitue ainsi le travail propre à un second ensemble de groupements, dont les opérations fondamentales peuvent par conséquent être dites « infra-logiques », puisque les opérations logiques combinent les objets considérés comme invariants. Ces opérations infra-logiques ont une importance aussi grande que les opérations logiques, car elles sont constitutives des notions d’espace et de temps, dont l’élaboration occupe presque toute l’enfance. Mais, quoique bien distinctes des opérations logiques, elles leur sont exactement parallèles. La question des rapports de développement entre ces deux ensembles opératoires constitue ainsi l’un des plus intéressants des problèmes relatifs au développement de l’intelligence :

1. À l’emboîtement des classes correspond celui des parties réunies, en totalités hiérarchiques, dont le terme final est l’objet entier (à n’importe quelle échelle, y compris l’univers spatio-temporel lui-même). C’est ce premier groupement d’addition partitive qui permet à l’esprit de concevoir la composition atomistique avant toute expérience proprement scientifique.

2. À la sériation des relations asymétriques correspondent les opérations de placement (ordre spatial ou temporel) et de déplacement qualitatif (simple changement d’ordre, indépendamment de la mesure).

3-4. Les substitutions et les relations symétriques spatio-temporelles correspondent aux substitutions et aux symétries logiques.

5-8. Les opérations multiplicatives combinent simplement les précédentes selon plusieurs systèmes ou dimensions.

Or, de même que les opérations numériques peuvent être considérées comme exprimant une simple fusion des groupements de classes et de relations asymétriques, de même les opérations de mesure traduisent la réunion en un seul tout des opérations de partition et de déplacement.

III. On peut retrouver les mêmes répartitions quant aux opérations portant sur les valeurs, c’est-à-dire exprimant les rapports de moyens et de buts qui jouent un rôle essentiel dans l’intelligence pratique (et dont la quantification traduit la valeur économique).

IV. Enfin, l’ensemble de ces trois systèmes d’opérations (I à III) peut se traduire sous forme de simples propositions, d’où une logique des propositions à base d’implications et d’incompatibilités entre fonctions proportionnelles : c’est elle qui constitue la logique, au sens habituel du terme, ainsi que les théories hypothético-déductives propres aux mathématiques.

Équilibre et genèse

Nous nous proposions, en ce chapitre, de trouver une interprétation de la pensée qui ne se heurte pas à la logique comme à une donnée première et inexplicable, mais qui respecte le caractère de nécessité formelle propre à la logique axiomatique tout en conservant à l’intelligence sa nature psychologique essentiellement active et constructive.

Or, l’existence des groupements et la possibilité de leur axiomatisation rigoureuse satisfait la première de ces deux conditions : la théorie des groupements peut atteindre la précision formelle, tout en ordonnant l’ensemble des éléments logistiques et des opérations en totalités comparables aux systèmes généraux dont usent les mathématiques.

Du point de vue psychologique, d’autre part, les opérations étant des actions composables et réversibles, mais des actions encore, la continuité entre l’acte d’intelligence et l’ensemble des processus adaptatifs demeure ainsi assurée.

Mais le problème de l’intelligence n’est, de la sorte, que simplement posé, et sa solution reste entièrement à trouver. Tout ce que nous apprennent l’existence et la description des groupements est que, à un certain niveau, la pensée atteint un état d’équilibre. Ils nous renseignent sans doute sur ce qu’est ce dernier : un équilibre à la fois mobile et permanent, tel que la structure des totalités opératoires se conserve lorsqu’elles s’assimilent des éléments nouveaux. Nous savons de plus que cet équilibre mobile suppose la réversibilité, ce qui est d’ailleurs la définition même d’un état d’équilibre selon les physiciens (c’est selon ce modèle physique réel et non pas selon la réversibilité abstraite du schéma logistique qu’il faut concevoir la réversibilité des mécanismes de l’intelligence constituée). Mais, ni la constatation de cet état d’équilibre ni même l’énoncé de ses conditions nécessaires ne constituent encore une explication.

Expliquer psychologiquement l’intelligence consiste à retracer son développement en montrant comment celui-ci aboutit nécessairement à l’équilibre décrit. De ce point de vue, le travail de la psychologie est comparable à celui de l’embryologie, travail d’abord descriptif et qui consiste à analyser les phases et les périodes de la morphogenèse jusqu’à l’équilibre final constitué par la morphologie adulte, mais recherche qui devient « causale » dès que les facteurs assurant le passage d’un stade au suivant sont mis en évidence. Notre tâche est donc claire : il s’agit maintenant de reconstituer la genèse ou les phases de formation de l’intelligence, jusqu’à pouvoir rendre compte du niveau opératoire final dont nous venons de décrire les formes d’équilibre. Et, comme on ne réduit pas le supérieur à l’inférieur, — sauf à mutiler le supérieur ou à en enrichir d’avance l’inférieur — , l’explication génétique ne saurait consister qu’à montrer comment, sur chaque nouveau palier, le mécanisme des facteurs en présence conduisant à un équilibre encore incomplet, leur équilibration même conduit au niveau suivant. C’est ainsi que, de proche en proche, nous pouvons espérer rendre compte de la constitution graduelle de l’équilibre opératoire sans la préformer dès le début ou la faire surgir du néant en cours de route.

L’explication de l’intelligence revient donc, en bref, à mettre les opérations supérieures en continuité avec tout le développement, celui-ci étant conçu comme une évolution dirigée par des nécessités internes d’équilibre. Or, cette continuité fonctionnelle s’allie fort bien avec la distinction des structures successives. Comme nous l’avons vu, on peut se représenter la hiérarchie des conduites, du réflexe et des perceptions globales de début, comme une extension progressive des distances et une complication progressive des trajets caractérisant les échanges entre l’organisme (sujet) et le milieu (objets) : chacune de ces extensions ou complications représente donc une structure nouvelle, tandis que leur succession est soumise aux nécessités d’un équilibre qui doit être toujours plus mobile, en fonction de la complexité. L’équilibre opératoire réalise ces conditions lors du maximum des distances possibles (puisque l’intelligence cherche à embrasser l’univers) et de la complexité des trajets (puisque la déduction est capable des plus grands des « détours ») : cet équilibre est donc à concevoir comme le terme d’une évolution dont il reste à retracer les étapes.

L’organisation des structures opératoires plonge ainsi ses racines bien en deçà de la pensée réfléchie et jusqu’aux sources de l’action elle-même. Et, par le fait que les opérations sont groupées en totalités bien structurées, ce sont toutes les « structures » de niveau inférieur, perceptives et motrices, auxquelles il s’agit de les comparer. La voie à suivre est donc toute tracée : analyser les rapports de l’intelligence avec la perception (chap. III), avec l’habitude motrice (chap. IV), puis étudier la formation des opérations dans la pensée de l’enfant (chap. V) et sa socialisation (chap. VI). C’est alors seulement que la structure de » groupement », qui caractérise la logique vivante en action, révélera sa vraie nature, soit innée, soit empirique et simplement imposée par le milieu, soit enfin expression des échanges toujours plus nombreux et complexes entre le sujet et les objets : échanges d’abord incomplets, instables et irréversibles, mais acquérant peu à peu, par les nécessités mêmes de l’équilibre auxquels ils sont astreints, la forme de composition réversible propre au groupement.