Campus n°145

Aventures intérieures dans le Japon de jadis

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À l’époque classique et médiévale, voyager dans et hors du Japon suppose non seulement d’affronter nombre de périls naturels ou surnaturels, mais aussi de se confronter au manque, à l’arrachement
et à la vacuité de l’existence.

L’or et les pierres précieuses du mythique royaume de Cipango, décrit à la fin du XIIIe siècle par Marco Polo, sont longtemps restés hors de portée des Occidentaux. Ceux-ci n’ont en effet approché ses côtes pour la première fois que trois siècles plus tard, ouvrant par là même une période d’échanges commerciaux et culturels qui allait profondément modifier tant la destinée de l’empire insulaire que celle de l’Europe. Il ne faudrait pas pour autant croire que, dans l’attente de ces visiteurs pas toujours désirables – ni désirés –, les Japonais soient restés immobiles. Comme l’a démontré Claire-Akiko Brisset, professeure au Département d’études est-asiatiques (Faculté des lettres), lors de la conférence sur les voyages dans le Japon d’autrefois qu’elle a donnée dans le cadre du Festival Histoire et Cité, marchands, notables, moines et autres colporteurs ont en effet sillonné les routes du pays en des temps immémoriaux.
À l’époque d’Edo (1600-1868), soit bien avant l’avènement du tourisme de masse, des pèlerinages collectifs pouvaient même rassembler plusieurs millions de personnes par an.
En direction du continent, des échanges constants avec le grand voisin chinois ou la Corée sont également attestés depuis 2000 ans. Des tentatives ont également été menées vers l’Inde, mais aucune ne semble avoir abouti à l’époque ancienne.
À visées diplomatiques ou commerciales, ces expéditions officielles vers les cours étrangères – qui permettent d’abondants transferts de technologie et de savoir – mobilisent jusqu’à 600 participants répartis sur plusieurs navires. À leur bord, outre les ambassadeurs et l’équipage, on compte des moines, des étudiants, des prieurs, des maîtres en divination, des médecins, des peintres, des chanteurs, des scribes, ainsi que des archers et des gardes. La traversée est cependant périlleuse et tous n’arrivent pas à bon port. Quand ils ne font pas naufrage en mer de Chine, certains vaisseaux dérivent jusqu’en Malaisie et rares sont les équipages qui reviennent au complet.
« Ces missions sont essentiellement connues grâce aux témoignages de moines auxquels il est demandé de tenir un journal de voyage afin d’informer la cour impériale, explique Claire-Akiko Brisset. Seuls deux textes de ce type sont parvenus jusqu’à nous pour le IXe siècle. Ce sont des documents très précieux dans la mesure où ils nous informent non seulement sur la situation de la Chine à l’époque telle qu’elle est perçue par les Japonais, mais aussi sur les conditions du séjour sur place ainsi que sur l’état d’esprit de ces voyageurs. »
Le récit le plus étoffé émane du moine Jôjin, dont le périple commence au cours de l’année 1072, alors que celui-ci est âgé de 62 ans. Le journal qu’il tient permet de suivre ses pérégrinations durant un an et demi. On le suit ainsi lorsqu’il visite les montagnes sacrées de la Chine, ainsi que plusieurs villes. Très attentif à la vie quotidienne, il livre des descriptions très précises des coutumes locales, des monastères dans lesquels il se rend, ainsi que de la faune et de la flore du pays.
Mais l’un des plus célèbres voyageurs partis en Chine est Abe no Nakamaro. Parti en 717, à l’âge de 16 ans, il réussit l’examen mandarinal, fait exceptionnel pour un Japonais, avant de faire carrière à la cour des Tang, où il reçoit un nom chinois. Jouissant d’une grande renommée et des faveurs de l’empereur, il compte parmi ses amis les plus grands poètes de la Chine de l’époque. Personnage historique encore aujourd’hui très populaire au Japon, Abe no Nakamaro échouera toutefois à rentrer chez lui et finira par s’éteindre loin de sa terre natale après un exil de cinquante-trois ans.
« Nakamaro est célébré pour son talent précoce, pour son destin à la fois glorieux et contrarié, mais surtout parce qu’il est l’auteur supposé d’un poème devenu emblématique du voyage », explique Claire-Akiko Brisset.
Retenu dans la première anthologie de poèmes en langue japonaise compilés sur ordre de l’empereur, un siècle et demi après la mort de Nakamaro, ce texte très bref a été composé alors que son auteur contemplait la lune en Chine. Son insertion dans l’anthologie impériale consacre l’usage du japonais comme langue de la poésie – les écrits administratifs étant rédigés à l’époque en chinois –, et associe de façon définitive le thème du voyage à celui de la nostalgie.
Abondamment copiées, citées, parodiées et même monumentalisées, ces quelques lignes sont devenues au fil des siècles le modèle absolu de l’imaginaire poétique du voyage au Japon. Un imaginaire dans lequel le voyage est étroitement associé au sentiment de perte, à la solitude et, donc, à la nostalgie. Au point que c’est précisément cette culture poétique qui donne une forme de cohérence au territoire et que cette connaissance sensible du territoire préexiste souvent à sa connaissance matérielle.
« Peu à peu, les lieux chantés en poésie deviennent l’objet de pèlerinages, note Claire-Akiko Brisset. Le but du voyage n’est alors pas l’aventure ou la découverte, mais l’improvisation poétique suscitée par la contemplation de ces sites. Ici, ce n’est pas la valeur du paysage en soi qui importe, mais bien les références qu’il évoque et le sentiment d’appartenir à la tradition poétique japonaise. »
Pour s’en convaincre, on pourra par exemple lire En longeant la mer de Kyôto à Kamakura. Traduit en français pour la première fois par les membres du groupe Koten (qui réunit des spécialistes de la littérature ou de l’histoire culturelle japonaises, dont Claire-Akiko Brisset), cet ouvrage est l’un des titres les plus emblématiques du genre appelé kikô. Remontant au VIIIe siècle, ces récits de voyages aux accents contemplatifs mêlent, dès l’origine, passages en prose et séries de poèmes. Dans le cas présent, le texte relate l’itinéraire, d’une vingtaine de jours de marche et de près de 450 kilomètres, effectué par un moine anonyme récemment converti au bouddhisme. Une entreprise solitaire dont la relation est traversée par de multiples références aux légendes et aux faits historiques liés aux divers sites parcourus.
Chemin faisant, les moines, poètes, pèlerins, gouverneurs de province ou dames de cour qui arpentent les routes du Japon se doivent toutefois de rester vigilants. Car l’entreprise n’est pas sans risques. Outre les voleurs, les brigands et les bêtes sauvages, il faut en effet se prémunir des divinités redoutables et des esprits malfaisants qui hantent le territoire. Pour assurer sa propre sécurité, on emporte donc dans ses bagages des offrandes ou des bandelettes votives. Faute de quoi, on peut toujours essayer d’improviser quelques vers.
Profondément ancré dans la tradition japonaise, ce recours constant à la poésie comme viatique vers l’ailleurs témoigne d’une conception particulière du voyage, vu comme un passage permettant de saisir la fragilité foncière du monde matériel – si beau soit-il – et par là même la vacuité de l’existence.
« Les sources les plus anciennes l’attestent, le voyage au Japon constitue pour chacun et chacune une mise à l’épreuve de sa fragilité, confirme Claire-Akiko Brisset. Il est ressenti comme une douloureuse expérience d’arrachement aux êtres chers, à la terre natale. Il confronte à l’isolement et au dénuement. C’est pourquoi le voyage peut ne mener à rien de tangible. Et « s’il conduit à une prise de conscience, c’est à celle de la précarité universelle, c’est-à-dire à la découverte que tout, jusqu’à la pérégrination du dévot parti quêter le salut sur les routes, peut n’être finalement qu’une divagation », comme l’écrit si bien Jacqueline Pigeot dans Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien ».