Campus n°156

La taille du cerveau est due à l'évolution sociale

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C’est la gestion de la vie en société qui a été le principal moteur du développement cérébral des primates et en particulier de l’être humain. Chez ce dernier, la taille du néocortex limite à environ 150 le nombre d’ami-es avec lesquels on peut entretenir une relation stable.

«Si l’homme est parti sur la Lune, c’est peut-être simplement parce qu’il avait beaucoup de voisins à gérer sur Terre.» Par cette boutade, Patrik Vuilleumier, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), ne suggère pas qu’une éventuelle surpopulation aurait poussé quelques aventuriers à quitter la planète bleue pour chercher refuge sur son satellite stérile. L’idée qu’il souhaite faire passer, c’est, au contraire, le fait que l’humain, être social par excellence, a été amené au cours des millions d’années de son évolution à devoir gérer des relations interindividuelles dans des groupes de plus en plus nombreux et que cela n’a été possible qu’avec le codéveloppement de son cerveau en une machine redoutablement puissante et efficace. Une vie sociale telle que nous la connaissons exige en effet un nombre considérable de compétences différentes faisant appel à de multiples fonctions cérébrales qui ont été dopées au cours de l’évolution, car elles étaient favorables à la survie du groupe. Mais, à l’image d’un médicament et de ses effets secondaires, elles ont aussi donné à l’humain les outils cognitifs nécessaires à la mise au point du voyage spatial, entre autres choses.

«La cognition sociale a été un moteur très important – peut-être bien le plus important – pour le développement du cerveau humain, confirme Patrik Vuilleumier. L’anthropologue Robin Dunbar en a même conçu une théorie.»

Dans son travail publié en juin 1992 dans la revue Journal of Human Evolution, le chercheur britannique évalue les différentes hypothèses en vigueur visant à expliquer le fait que les primates ont un cerveau, ou plus précisément un néocortex qui est le siège des fonctions cognitives dites supérieures, plus volumineux et des compétences cognitives plus importantes que les autres animaux. Ces hypothèses se divisent en deux catégories, l’une écologique et l’autre sociale. Et la question se réduit essentiellement à un problème de traitement de données. Plus un animal a besoin d’informations pour gérer son environnement social (taille du groupe, nature des relations…) ou écologique (recherche de nourriture, taille du territoire…), plus son ordinateur nerveux central doit être grand. Il ressort de l’analyse de Robin Dunbar, portant sur 38 espèces de primates, que le volume néocortical (relatif au poids de l’animal) est fonction de la taille du groupe mais pas des variables écologiques.

Groupe instable
L’auteur en déduit que le nombre de neurones néocorticaux limite la quantité de relations qu’un individu d’une espèce peut entretenir avec ses semblables. Si le groupe dépasse ce seuil, il devient instable et se fragmente. Des populations plus grandes sont souvent composées de sous-groupes stables. Robin Dunbar ajoute que la taille du groupe d’une espèce ne pourra surpasser cette limite que si elle développe un néocortex plus grand.

«C’est assez logique, estime Patrik Vuilleumier. Une espèce qui vit en groupe doit maîtriser une foule de choses. Les individus doivent reconnaître qui est qui dans le groupe et quelles sont les relations familiales ou hiérarchiques qui les lient les uns aux autres, identifier ce qui est bien pour soi et la communauté, coopérer, se projeter dans le futur… Du point de vue de la mémoire de travail, de la capacité d’attention et de la nécessité de faire appel à plusieurs représentations qui coexistent en même temps dans le cerveau, cela représente vite beaucoup d’énergie. Pour y arriver, il n’y a pas d’autre choix que de disposer d’un gros cerveau. Le corollaire, c’est que le développement de ces capacités cognitives très complexes a peut-être favorisé ou renforcé l’émergence d’autres facultés qui n’étaient pas prévues, en quelque sorte, comme celles de calculer, de développer des outils et l’agriculture ou encore du langage. Celles-ci constituent une façon de transmettre à autrui des connaissances et des expériences que l’on n’a pas forcément vécues soi-même et qui permettent de créer une culture.»

Le nombre de Dunbar
Le travail de Robin Dunbar a également permis d’estimer le nombre maximal de relations qu’un être humain, en particulier, peut gérer et qui comprennent les histoires personnelles de chacun, pas seulement leurs noms et leurs visages. Selon lui, même s’il existe des cercles sociaux plus petits (famille proche et plus éloignée) et plus grands (tribu, nation), on retombe à chaque fois et partout sur la planète, sur un regroupement naturel d’environ 150 personnes (une valeur pratique qui se situe en réalité dans une fourchette entre 100 et 230). C’est le nombre de personnes avec lesquelles il possible d’entretenir une relation impliquant confiance et obligation. Il se trouve que ce nombre (aussi connu comme le «nombre de Dunbar») correspond aussi à la taille des communautés de chasseurs-cueilleurs ainsi qu’à la population moyenne des villages du Moyen Âge, notamment ceux d’Angleterre exhaustivement recensés par le Livre du Jugement dernier au XIe siècle.

Le nombre de Dunbar peut paraître étonnamment modeste au regard de la multitude qui vit aujourd’hui dans les villes, mais il demeure malgré tout une donnée de base, inscrite dans les gènes d’Homo sapiens du temps où il était chasseur-cueilleur, pour l’établissement d’une communauté capable de se réguler elle-même, sans l’aide d’une police extérieure. Augmenter ce nombre demanderait d’accroître la taille du cerveau. D’ailleurs, les influenceurs qui se targuent d’avoir des millions d’amis sur les réseaux sociaux n’interagissent en général directement et régulièrement qu’avec quelques dizaines d’entre eux.

«Des études montrent cependant que les régions impliquées dans la cognition sociale sont les mêmes que celles qui sont mobilisées dans la gestion des réseaux sociaux sur Internet, note Patrik Vuilleumier. Certaines régions spécifiques sont d’ailleurs plus développées chez les internautes qui ont le plus d’amis sur ces réseaux.»

Parue le 19 octobre 2011 dans Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, une étude portant sur 165 étudiants passés à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) a ainsi mis en évidence le fait que ceux comptant le plus d’amis sur Facebook et MySpace disposent aussi de plus de matière grise dans certaines régions du cerveau, en l’occurrence le sillon temporal supérieur et le gyrus temporal moyen, qui sont impliqués dans la cognition sociale, notamment dans la reconnaissance d’un comportement social d’autrui.

«On ne sait pas si c’est le fait d’avoir beaucoup de suiveurs sur Facebook qui développe le sillon temporal supérieur ou si c’est le contraire», met en garde Patrik Vuilleumier.

Quoi qu’il en soit, le sillon temporal supérieur a, depuis, confirmé son importance dans la gestion du groupe social. Un article récent, notamment, paru le 13 avril 2022 dans Science Advances, a montré chez les macaques, dont l’architecture du cerveau est comparable à celle de l’humain, que la taille de cette région et d’autres impliquées dans la cognition sociale est, là aussi, positivement associée au nombre de partenaires sociaux de ce primate


Le réseau de la cognition sociale

La cognition sociale mobilise presque toutes les régions cérébrales et active un grand nombre de réseaux neuronaux différents. «Nous parlons d’un réseau de la cognition sociale, avec des régions cérébrales qui sont régulièrement activées dans des situations sociales, explique Patrik Vuilleumier, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine). Nos recherches ont montré que des régions pariétales, temporales latérales, et frontales médiales sont mobilisées de manière fiable lorsqu’il s’agit de décoder l’intention et les buts d’autrui, ses croyances, ses émotions, etc.»

Les régions pariétales, par exemple, capables de maintenir actives différentes évocations coexistantes, sont surtout impliquées dans la représentation des intentions et des croyances d’autrui. Les régions préfrontales, elles, permettent d’imaginer ce que la personne ressent émotionnellement. L’amygdale, impliquée dans l’émotion et l’apprentissage, est, elle aussi, très sensible à tous les stimuli sociaux comme les visages, le regard ou encore la voix, qui sont évalués avec rapidité par le cerveau.