Campus n°156

Des souris et des hommes

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Les interactions sociales chez les souris ne sont pas les mêmes que chez l’être humain. Mais certains principes de base sont inchangés, ce qui fait des rongeurs des modèles idéaux pour la recherche dans ce domaine.

Quand deux souris qui ne se connaissent pas se rencontrent, elles commencent une exploration mutuelle en général très active. Elles se reniflent, l’odorat étant le premier sens mis à contribution. Elles s’observent aussi, même si leur vision est relativement rudimentaire, se caressent avec le nez et s’effleurent de leurs vibrisses. Elles se touchent avec les pattes, s’adonnant à de véritables séances de toilettage social (allogrooming). Elles se tournent autour, se dressent, se rabaissent tout en émettant des séries de vocalises dans le domaine des ultrasons. Malgré certains comportements stéréotypés, la scène ne se répète jamais deux fois à l’identique si on change de protagonistes.

«Socialement, les souris sont aussi différentes les unes des autres que les humains, fait remarquer Camilla Bellone, professeure associée au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et coordinatrice du Centre Synapsy de recherche en neurosciences pour la santé mentale.

Certaines sont motivées à aller vers l’autre, d’autres sont plus agressives, etc. Le comportement social des souris, dans leur ensemble, est bien sûr très différent de celui de l’être humain. Il n’est pas possible de faire des parallèles automatiques entre les deux espèces. Malgré cela, ces rongeurs, qui sont les animaux parmi les plus utilisés dans les laboratoires de recherche, peuvent servir de modèles pour étudier certains principes de base de la cognition sociale qui se retrouvent aussi bien chez les souris que chez les humains. Ces petits animaux présentent également l’avantage de pouvoir être étudiés, en particulier du point de vue neurologique, de manière plus détaillée que ce que l’on peut faire avec l’être humain.»

L’étude du comportement animal, ou l’éthologie, vit ces dernières années un renouveau important. Les progrès obtenus dans les techniques de neuro-imagerie et de l’intelligence artificielle permettent en effet d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse. Ce qui est précisément un des objectifs du laboratoire de Camilla Bellone.

«L’étude des interactions des animaux entre eux (en particulier des souris) s’est longtemps bornée à leur durée, note la chercheuse. Depuis quelques années, et notamment dans mon laboratoire, nous avons pu mettre en évidence que ces interactions comportent aussi des éléments qualitatifs très importants, tels que l’utilisation des sens, de mouvements caractéristiques, de vocalises, etc. Cela permet d’identifier une très grande variété de comportements parfois complexes.»

Le plaisir d’interagir
La chercheuse a ainsi conçu des expériences qui ont montré que la souris est capable d’apprendre des tâches, comme actionner un dispositif avec sa patte ou son nez pour ouvrir une porte, rien que pour avoir la possibilité d’interagir avec des congénères. En d’autres termes, si les rongeurs sont si motivés à la perspective d’une interaction sociale, c’est qu’elle est vécue comme une récompense.

Il arrive bien sûr que la rencontre se passe mal et que la souris se fasse attaquer par une autre. Dans ce cas, elle garde l’expérience en mémoire. Et si, plus tard, elle devait se retrouver une nouvelle fois dans la même cage que son agresseuse, elle développerait immédiatement des stratégies d’évitement. Cela signifie non seulement que le rongeur est capable de faire la différence entre des relations positives et négatives, mais aussi qu’il reconnaît ses semblables.

Ce dernier point se remarque d’ailleurs aussi quand les deux rongeurs s’entendent bien. En effet, la phase d’exploration mutuelle particulièrement riche qui se déroule lors d’une première rencontre se raccourcit rapidement s’ils ont déjà fait connaissance dans le passé. Les scientifiques n’ont pas encore totalement élucidé ce phénomène de reconnaissance sociale chez les souris, même s’ils se doutent bien que des signaux chimiques, en particulier odorants, sont impliqués.

Camilla Bellone a également commencé à étudier les interactions entre plus de deux souris. Ainsi, dans un groupe de quatre rongeurs ou plus, les interactions se développent de telle façon qu’une mini-société émerge en même temps que se révèlent certaines compétences sociales individuelles. On remarque notamment qu’après un certain temps, une des souris sort du lot et domine les autres.

«Il existe même des expériences qui permettent d’entraîner la collaboration – ou la compétition – entre les rongeurs, souligne la chercheuse. Une étude a par exemple montré que pour sortir d’un labyrinthe, un rat développe une stratégie très différente s’il est seul face à la tâche ou accompagné. À ce propos, le concept d’intelligence collective m’intéresse beaucoup. J’aimerais développer des recherches dans ce sens. Il est en effet désormais possible d’envisager ce genre d’expériences. Surtout grâce au machine learning.»

Interprétations subjectives
Le recours à l’intelligence artificielle représente un énorme progrès dans l’étude des comportements animaux. Il permet d’analyser un grand nombre de données à la fois peu de temps et, surtout, de réduire le biais anthropocentrique à sa portion congrue. L’ordinateur, nourri de données, arrive en effet à distinguer et à classer tout seul les comportements visibles sur des vidéos d’interactions entre rongeurs, sans être parasité par les interprétations subjectives des observateurs humains qui voient parfois un peu trop facilement des «jeux», du «plaisir» ou de la «curiosité» là où il n’y en a peut-être pas.

L’équipe de Camilla Bellone a mis au point un algorithme spécialisé dans ce type de tâche. Une version de ce programme sert d’ailleurs à déterminer si un jeune enfant est atteint ou non d’un trouble du spectre autistique rien qu’en analysant ses mouvements tandis qu’il interagit avec une personne adulte (avec un succès de 80%, lire aussi Campus n° 150).

Une autre perspective à laquelle songe Camilla Bellone est la conception d’une plateforme permettant d’observer le comportement des souris 24 h/24 et 7 j/7 depuis leur naissance jusqu’à leur maturité. C’est possible grâce au fait que le temps, chez ces rongeurs, est plus restreint que chez l’être humain et qu’une telle expérience s’étendrait sur quelques mois seulement. La quantité de données à traiter serait néanmoins énormes, mais le jeu en vaut la chandelle puisqu’il serait possible de connaître toute l’histoire de chaque individu, toutes ses interactions avec les autres, et ce, dans toute leur complexité. L’étude de chaque parcours de vie pourrait ensuite contribuer à expliquer pourquoi telle ou telle compétence sociale finit par émerger chez tel ou tel individu.

Souris autistiques
«En parallèle, nous étudions aussi des souris génétiquement modifiées qui servent de modèles aux troubles autistiques, explique Camilla Bellone. Ce sont des rongeurs qui, comme chez les humains touchés par le spectre des troubles autistiques, manifestent des altérations de la sociabilité. Notre objectif est d’en comprendre la cause du point de vue neurologique. Nous utilisons pour cela des techniques mesurant l’activité neuronale pendant que les animaux interagissent, ce qui nous permet de mettre en évidence les circuits neuronaux qui sont mobilisés et de les comparer avec ceux qui sont activés chez les souris normales. Cette approche vise à identifier les mécanismes neuronaux qui sont impliqués dans les phénomènes de reconnaissance, de mémoire, de motivation et d’émotion contribuant à la complexité du comportement social des souris.»

Au travers d’une série d’expériences menées ces dernières années, la chercheuse genevoise a ainsi commencé à défricher ce champ de recherche assez nouveau. Dans une première étude, parue le 2 décembre 2021 dans Nature Neuroscience, elle et ses collègues montrent que lorsqu’une souris interagit avec une congénère, ou anticipe cette rencontre, les neurones appartenant au système dit de la récompense (ou dopaminergiques) sont activés. En d’autres termes, l’étude apporte la preuve que ces neurones sont responsables de la motivation poussant les individus à interagir avec leurs semblables.

Dans un autre papier, paru le 10 février 2022 dans Nature Communications, l’équipe de scientifiques s’est intéressée à l’orientation de l’attention vers un stimulus social. L’expérience parvient à mettre en évidence le rôle joué dans ce comportement par un sous-circuit appartenant au système de la récompense qui relie la région appelée le colliculus supérieur à l’aire ventrale tegmentale. Il en ressort qu’une perturbation artificielle de ce circuit provoque une modification du comportement de la souris. Par exemple, lorsqu’elle entre en contact avec une congénère, elle ne se tourne plus vers elle, alors que c’est la première chose qu’elle ferait normalement.

«D’autres études ont aussi pu montrer que le cortex préfrontal est une aire cérébrale très impliquée dans la reconnaissance sociale et que l’hippocampe est important pour la mémoire sociale, précise Camilla Bellone. Ce que nous trouvons chez la souris nous permet ensuite de faire des parallèles chez l’être humain. Nous avons ainsi pu montrer que la plupart de ces principes sont conservés entre les deux espèces, notamment le rôle du système de récompense et du cortex préfrontal.»