Campus n°156

Quagga, «la menace», la moule qui terrorise l'écosystème du Léman

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Si la propagation de l’espèce de mollusque invasive en Suisse suit la même évolution qu’aux États-Unis, où elle s’est installée depuis plus de trente ans, sa biomasse pourrait être multipliée par 10 ou 20 d’ici à 2045.

Espèce invasive aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe, la moule quagga (Dreissena rostriformis) est un fléau. Se trouvant très à son aise dans les nouveaux environnements où les activités humaines l’ont apportée, elle se propage sur les deux continents avec une dynamique similaire. Et cette comparaison suggère que le Léman, également colonisé par ce mollusque indésirable, pourrait voir son écosystème profondément bouleversé. C’est ce qui ressort d’une étude parue dans Environmental Research Letters et à laquelle a participé Bastiaan Ibelings, professeur au Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau (Faculté des sciences).

Depuis sa première détection en Suisse en 2014, dans le Rhin à Bâle, la moule quagga s’est propagée très rapidement dans de nombreux cours d’eau helvétiques ainsi que dans le Léman et les lacs de Bienne et de Constance. Selon une étude récente réalisée par Salomé Boudet, étudiante en Maîtrise universitaire en sciences de l’environnement (MUSE), on les trouve déjà jusqu’à 250 mètres de profondeur dans le Léman. Cette espèce de mollusque d’eau douce originaire du bassin du Dniepr en Ukraine y a même totalement supplanté sa proche cousine, la moule zébrée, qui est également une espèce invasive, mais plus ancienne et qui provient du bassin de la mer Caspienne. Les quaggas présentent en effet une meilleure tolérance à des concentrations d’oxygène plus faibles, à des températures plus froides et à une moindre disponibilité de nourriture. Elles peuvent également se reproduire à des températures d’eau plus basses, en automne et en hiver.

Dix ou 20 fois plus
Pour se faire une idée plus précise de la menace que représente ce vigoureux bivalve, Bastiaan Ibelings, en collaboration avec des équipes de l’Université de Constance et de l’Eawag (Institut fédéral des sciences et technologies de l’eau), a réalisé une projection de sa propagation dans les trois lacs suisses concernés. Les scientifiques se sont pour cela appuyé-es sur les connaissances issues de la surveillance des quaggas dans quatre des cinq Grands Lacs d’Amérique du Nord (Huron, Ontario, Michigan et Érié) où elles prospèrent depuis trois décennies. Il en ressort que la biomasse du mollusque nuisible dans le Léman et les lacs de Bienne et Constance pourrait être multipliée par un facteur entre 9 et 22 d’ici à 2045.
«Comme pour l’Amérique du Nord, cette augmentation pourrait s’accompagner d’une évolution vers des individus plus grands et vers des profondeurs de colonisation plus importantes, au fur et à mesure de la maturation de cette population, explique Bastiaan Ibelings. Si cette expansion rapide se réalise, elle entraînera le plus grand changement de l’écosystème aquatique du Léman depuis l’eutrophisation, c’est-à-dire une accumulation trop importante d’éléments nutritifs dans l’eau, survenue au milieu du XX e siècle.»

Des effets en cascade
L’un des effets de la moule quagga est son activité de filtration qui augmente la clarté de l’eau. Une pénétration plus profonde et plus forte de la lumière peut conduire à une stratification thermique de l’eau plus stable et plus longue. Dans le cas du Léman, cela pourrait engendrer une diminution de la quantité d’oxygène dans la partie la plus profonde du lac et une libération du phosphore des sédiments, élevant le risque de prolifération d’algues bleues toxiques.

Se nourrissant essentiellement de phytoplancton, le coquillage inopportun présente aussi la caractéristique regrettable d’absorber une partie de l’énergie et de la nourriture nécessaires au zooplancton et donc au bon fonctionnement du réseau alimentaire pélagique, ce qui, en particulier, affecte le maintien des populations de corégones, aussi appelés «féras», l’une des deux principales cibles des pêcheurs du Léman.

Les quaggas, enfin, en obstruant les canalisations, risquent de causer des millions de francs de dégâts aux systèmes d’approvisionnement en eau. Sans même parler d’une augmentation de la masse de coquilles échouées sur les rives du lac et notamment sur les plages.

En revanche, les communautés benthiques, c’est-à-dire celles qui vivent à proximité et sur les sédiments lacustres, comme les végétaux et la faune macroscopiques, pourraient bénéficier de la transparence accrue du lac, un résultat connu sous le nom de «benthification lacustre».
Réduire l’impact Dans les lacs où l’espèce est déjà présente, il n’est d’ores et déjà plus possible de stopper la dynamique de propagation. Mais, selon les auteurs de l’étude, il est encore possible de réduire son impact en concevant les infrastructures, et en premier lieu les conduites d’eau, de manière à ce que les moules et leurs larves ne puissent pas y pénétrer. Et en ce qui concerne les lacs où la moule quagga n’a pas encore été détectée, comme le lac de Zurich et le lac des Quatre-Cantons, moyennant des mesures appropriées, comme l’obligation de nettoyer les bateaux et des campagnes d’information ciblées, il serait possible d’éviter la contamination.

Anton Vos