Campus n°156

Pour les grands vins, l'IA a le nez fin

2RE2vin.jpg

En s’appuyant sur l’intelligence artificielle, une équipe de chercheurs a mis au point un procédé permettant d’identifier avec une fiabilité absolue l’origine d’un vin.

Détenteur d’une respectable collection de vins qui fait la part belle aux Châteauneuf-du-Pape, son appellation favorite, Alexandre Pouget n’en est pas pour autant un expert en œnologie. En collaboration avec l’Institut des sciences de la vigne et du vin sise à l’Université de Bordeaux, ce spécialiste des neurosciences fondamentales et son équipe, rattachée à la Faculté de médecine, ont pourtant mis au point une méthode permettant potentiellement d’identifier avec une certitude absolue l’origine précise de n’importe quel cru. C’est ce que révèle un article paru en décembre dernier dans la revue Communication Chemistry.

Basé sur une technique appelée chromatographie en phase gazeuse couplée à l’intelligence artificielle, ce procédé à faire pâlir d’envie le plus fin des nez a été testé sur une sélection de grands crus bordelais. À terme, il devrait permettre de lutter avec une efficacité inédite contre le marché de la contrefaçon, à préserver l’identité de certains terroirs menacés par le changement climatique et à affiner les techniques de vinification.   

L’essence du grand cru
«La grande question qui me fascinait, annonce Alexandre Pouget, était de savoir s’il y a quelque chose de spécifique aux grands châteaux bordelais? Autrement dit: qu’est-ce qui fait l’essence de ces grands crus sur le plan chimique? La filière viticole a tenté à de nombreuses reprises de répondre à cette question, avec des résultats souvent discutables et parfois corrects, mais impliquant des techniques lourdes. Cela s’explique par la grande complexité des mélanges et les limites des méthodes utilisées jusqu’ici qui s’apparentent, en quelque sorte, à chercher une aiguille au milieu d’une botte de foin.»

Chaque vin est en effet le fruit de mélanges fins et complexes de plusieurs milliers de molécules dont la concentration varie en fonction de critères tels que le ou les cépages utilisés, la nature du sol, les conditions climatiques et les processus de vinification. Et ces variations, même lorsqu’elles sont infimes, peuvent avoir un impact considérable sur le produit final.

Le hic, ce sont les pics
L’une des méthodes classiquement employées en laboratoire pour analyser le contenu de tel ou tel cru repose sur une méthode appelée «chromatographie en phase gazeuse». Elle consiste à séparer les composants d’un mélange par affinité entre deux matières. Le liquide examiné passe par un tube très fin de 30 mètres de long. En chemin, les composants qui ont le plus d’affinité avec la matière du tube se séparent progressivement des autres. Chaque séparation est enregistrée par un «spectromètre de masse», ce qui permet de produire un «chromatogramme» sur lequel apparaissent des «pics» témoignant de la présence des différents composés. Le hic, c’est que dans le cas du vin, ces pics sont extrêmement nombreux, ce qui rend fastidieuse une analyse détaillée et exhaustive.

Pour contourner cet écueil, Alexandre Pouget et ses collègues ont appliqué les outils de l’intelligence artificielle (IA) à des chromatogrammes existants, issus d’études précédentes. Ces chromatogrammes provenaient de 80 vins rouges issus de 12 millésimes récoltés entre 1990 et 2007 dans sept domaines de la région de Bordeaux répertoriés dans le fameux classement napoléonien datant de 1855. Ces données brutes ont été traitées par machine learning, un champ de l’intelligence artificielle où les algorithmes apprennent à identifier des motifs récurrents dans des ensembles d’informations.

Des châteaux sur un nuage
Cette méthode a permis aux chercheurs de réduire les chromatogrammes complets de chaque vin à deux dimensions X et Y qui ont ensuite été disposées sur un graphique. Résultat: les millésimes d’un même domaine – chacun s’étant vu attribuer une couleur propre – sont regroupés en sept «nuages» parfaitement distincts. «Cela démontre qu’il existe effectivement une signature chimique spécifique aux différents châteaux que nous avons analysés, résume Alexandre Pouget. Mais ce n’est pas tout, puisque l’agencement des vins sur notre graphique recoupe également la géographie de la région viticole du bordelais. Les vins de la rive droite, comme le pomerol ou le saint-émilion se trouvant d’un côté et les vins de la rive gauche, comme le médoc se trouvant de l’autre.»

Capable d’identifier avec 100% de précision l’origine géographique d’un vin, la méthode est toutefois pour l’instant moins efficace lorsqu’il s’agit de distinguer les différents millésimes d’un même château, avec un résultat avoisinant les 50% dans ce cas de figure.

Du haut au bas de la filière
Cette réserve n’enlève cependant rien aux vertus de ce nouvel outil, qui possède plusieurs avantages. Le premier est d’offrir un moyen de lutte efficace contre le marché de la contrefaçon, lequel engendre des pertes estimées à 530 millions d’euros chaque année rien que sur le Vieux-Continent selon l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle.

Le second est qu’il pourrait également contribuer à préserver l’identité de certains terroirs menacés par le changement climatique. «On sait que demain, on va être amenés à prendre des décisions que l’on n’avait jamais prises avant pour faire du vin de qualité, explique Stéphanie Marchand, professeure à l’Institut des sciences de la vigne et du vin à l’Université de Bordeaux et coautrice de l’étude. La question que se pose chaque viticulteur est: est-ce que le vin que je vais faire avec de nouvelles stratégies, de nouveaux cépages, de nouveaux modes de taille de la vigne va correspondre à mon ADN? Si on arrive à développer notre approche, demain elle nous permettra de montrer que tel ou tel vin rentre dans la typologie statistique voulue par le producteur ou non.»

Enfin, Alexandre Pouget estime que cette innovation est susceptible d’offrir un appui bienvenu aux petits exploitants à la tête de domaines plus modestes que ceux des très réputés châteaux du bordelais. «Les grands œnologues coûtent très cher, développe le chercheur. Ils sont donc au service des plus riches domaines. Il serait intéressant d’avoir des outils d’aide à la décision qui ne coutent pas une fortune et qui permettent aux vignerons qui n’ont pas les moyens du château Petrus de comprendre quels sont les meilleurs assemblages et ce qui est susceptible de plaire le plus à leur clientèle.»

Vincent Monnet