Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

Le fabuleux destin du Devin

L’opéra écrit par Rousseau a connu un succès populaire considérable au moment de sa sortie. Il a rapidement été parodié avant de voyager, sous des titres et des styles différents, de Paris à Saint-Pétersbourg en passant par Saint-Domingue et le Québec

La musique de Jean-Jacques Rousseau n’est pas exceptionnelle. C’est ce que pensent nombre de connaisseurs aujourd’hui. C’est également ce dont sont convaincus les tenants du classicisme français du XVIIIe siècle, en premier lieu desquels le compositeur Jean-Philippe Rameau (lire en page 31). Pourtant, dès que Le Devin du village, la pièce majeure du philosophe genevois, est produit sur la scène parisienne en 1753, il remporte un succès populaire immédiat. Et ce n’est pas tout. Cette gentille pastorale, qui conte l’histoire d’amour entre le berger Colin et la bergère Colette, connaîtra plusieurs adaptations dont on retrouve la trace dans de nombreux pays en Europe et jusque dans les Caraïbes. Même le jeune Wolfgang Amadeus Mozart s’inspirera d’une parodie du livret de Rousseau pour la composition d’une de ses pièces.

Succès royal

C’est en tout cas ce que nous apprend une enquête menée récemment par Nancy Rieben, chargée d’enseignement au Département d’histoire de l’art et de musicologie, et ses collègues Anya Leveillé et Mathilde Reichler réunies au sein du collectif de musicologues HorsPortée. Des pérégrinations du Devin du village, elles tireront d’ailleurs un spectacle qui sera créé à l’automne 2012 à l’occasion des festivités organisées pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau*. En attendant, en voici les principales étapes.

La première réaction à la pièce, rapportée par Rousseau lui-même, est royale. Louis XV et sa cour assistent en effet, le 18 octobre 1752, à sa première représentation à Fontainebleau. Le lendemain, tout joyeux, le monarque ne cesse de chantonner, «de la voix la plus fausse de son royaume», les premiers vers de la pièce qui lui trottent dans la tête: «J’ai perdu mon serviteur, j’ai perdu tout mon bonheur!» Le roi décide alors qu’une deuxième représentation doit être donnée, «qui constaterait aux yeux de tout le public le plein succès de la première».

Sur ce point, Louis XV a le nez creux. Le Devin est joué une première fois au Théâtre du Palais-Royal le 1er mai 1753 et, avant la fin de l’année, la comédienne et danseuse Marie-Justine Favart en a déjà créé une parodie: Les Amours de Bastien et Bastienne. Ecrit en dialecte populaire, cette adaptation garde le sens premier du texte, tout en le rendant plus réaliste, et reprend des mélodies de chansons connues de l’époque pour jouer sur des allusions et des doubles sens.

Dans les mains de mozart

On en retrouve une copie à Vienne dès 1755. Traduite en «bon français» puis en allemand, cette nouvelle version tombe, quelques années plus tard, entre les mains du jeune Wolfgang Amadeus Mozart. Il s’en inspire pour écrire en 1768 – il a 12 ans – son Bastien und Bastienne, l’un des tout premiers Singspiel de l’histoire de la musique. L’œuvre est produite une seule fois et devra attendre plus d’un siècle avant d’être montée de nouveau.

Pendant ce temps, Le Devin du village triomphe à Paris et sur d’autres scènes européennes. C’est le cas notamment à Londres, où l’historien de la musique britannique Charles Burney produit en 1766 une traduction et adaptation anglaise de l’œuvre de Rousseau sous le titre de The Cunning Man.

La pastorale de Rousseau est également jouée à la cour de Catherine II de Russie, à Saint-Pétersbourg. Selon les musicologues de HorsPortée, cet événement ne serait pas sans lien avec la création d’une œuvre dont l’action se déroule également dans la campagne et dont la thématique est très proche: Le Meunier-magicien, créée en 1779 et reprise par la suite par le compositeur Evstigneï Fomine. «Cette pièce peut être considérée comme l’un des tout premiers opéras russes de l’histoire de la musique, précise Mathilde Reichler. Sa forme, avec l’alternance de texte et de musique, est inspirée de l’opéra-comique français. On perçoit également une influence italienne et, surtout, l’introduction de musique populaire offre une synthèse, unique à cette époque, entre la musique occidentale et la langue russe.»

Des colonies à la belle province

Mais Le Devin du village ne s’est pas contenté de se balader, sous diverses formes, sur les scènes du Vieux Continent. Six ans à peine après sa création, il traverse l’océan Atlantique et se retrouve, sous la forme d’un «opéra en vaudeville» et sous un titre différent, Jeannot et Thérèse, à Saint-Domingue. Le texte est en langue créole, ce qui constitue d’ailleurs un témoignage rare de la langue parlée à cette époque dans les colonies françaises des Caraïbes. Cette version inattendue du Devin connaît à son tour une popularité assez grande puisque les musicologues ont recensé plusieurs autres représentations sur l’île.

Le Québec est également touché. Un certain Jospeh Quesnel, marin et homme d’affaires malouin installé à Montréal, s’est en effet mis dans la tête d’insuffler la passion qu’il cultive pour la musique et les lettres à ses concitoyens de la Belle Province. Il fonde ainsi une troupe de théâtre et crée en 1790 sa «comédie mêlée d’ariettes» Colas et Colinette ou le Bailli dupé. La filiation avec le Devin de Rousseau est évidente de par la trame de l’histoire et les prénoms des protagonistes. L’événement n’est pas anodin puisque cette pièce est le premier opéra connu qui ait été composé et représenté au Québec et probablement même dans toute l’Amérique du Nord.