Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

Pour une science verte

Le philosophe genevois, contrairement à une idée reçue, ne condamne pas la science. Il en critique son application à des fins utilitaires, potentiellement nuisible à la nature. Par ailleurs, il s’est intéressé de près à des disciplines comme l’optique et la chimie

La première opinion exprimée par Jean-Jacques Rousseau sur les sciences paraît en 1750 dans son Discours sur les sciences et les arts. Ce texte, écrit dans le cadre du concours de l’Académie de Dijon, devait répondre à la question de savoir «si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs». En désaccord total avec cette proposition, Rousseau attaque la thèse largement admise à son époque que la science et le progrès sont la cause nécessaire du bonheur. Il y revient d’ailleurs aussi dans la préface du Narcisse. Depuis, le philosophe a souvent été considéré comme un penseur condamnant la science et, pire, invitant à s’en détourner. Or, ce n’est pas le cas, affirme Martin Rueff, professeur au Département de langue et de littérature française moderne: «Les recherches les plus récentes le prouvent, Rousseau s’est intéressé de près à plusieurs disciplines scientifiques: les mathématiques, l’optique et la chimie et la botanique. S’il n’a fait qu’étudier la première, il est allé plus loin en ce qui concerne les autres et ses réflexions ont même permis de faire avancer un peu les connaissances de l’époque dans ces matières.»

Se mouvoir pour voir

Au XVIIIe siècle, l’optique est une science qui progresse beaucoup, notamment grâce aux travaux d’Isaac Newton, rassemblés dans son ouvrage Opticks, paru en 1704. Tandis que le savant anglais s’intéresse principalement à la nature de la lumière, à ses couleurs et au phénomène de diffraction, Rousseau, lui, se penche sur la vision chez l’homme et plus particulièrement le fonctionnement de l’œil. Il tente notamment de répondre à des questions, propres à son époque, comme celle de savoir si l’œil d’un enfant voit immédiatement la distance ou la taille des objets ou s’il faut le lui apprendre. Et dans ce dernier cas, comment éduquer un œil à voir? Dans un article intitulé Apprendre à voir: l’optique dans la théorie de l’homme, paru dans le livre Rousseau et les sciences (L’Harmattan, 2003), Martin Rueff rappelle l’hypothèse émise par le philosophe genevois, selon laquelle, pour qu’un enfant apprenne à voir, il faut l’obliger à se mouvoir. Et il estime que jouer à la balle est encore le meilleur moyen de développer le sens de la vision. L’hypothèse s’est par la suite avérée correcte et a notamment été confirmée par les phénoménologues au XXe siècle.

Rousseau prendra également part au débat appelé le «problème de Molyneux». Ce dernier consiste à savoir si un aveugle de naissance, recouvrant soudainement la vue, serait capable d’identifier rien qu’en les regardant les différentes formes qu’il avait apprises à distinguer auparavant par le seul toucher (sphère, cube, etc.).

«Les savants se demandaient s’il existait une sorte de sixième sens permettant aux différents sens de communiquer les uns avec les autres, précise Martin Rueff. Les données acquises par le toucher seraient ainsi transmises à la vision même chez un non-voyant. Il se pourrait, au contraire, que ce lien ne soit pas automatiquement établi et qu’un aveugle se retrouverait démuni s’il recouvrait miraculeusement la vue.»

Cette question divise les philosophes du XVIIIe siècle, les tenants du courant sensualiste (qui prétend que les sensations sont à l’origine de toutes nos connaissances) et ceux du courant intellectualiste (selon lequel c’est l’esprit qui combine les informations fournies par les sens).

Rousseau a également suivi les cours «publics» de chimie donnés dans les Jardins du Palais royal des plantes médicinales à Paris, notamment ceux dispensés par Guillaume-François Rouelle, l’un des plus grands chimistes de son époque. Sur la base de ces conférences et de ses lectures, le philosophe genevois, fidèle à son habitude, a écrit un livre qui s’appelle Institutions chimiques. Véritable traité de chimie, cet ouvrage, dont le manuscrit imposant peut être lu de différentes manières. Comme un manuel scientifique, d’abord, mais aussi comme un modèle d’un livre que Rousseau n’a finalement jamais réalisé mais auquel il a rêvé lors de son séjour à Venise et qui se serait appelé les «Institutions politiques».

Entre l’un et le tout

«Dans ce livre, Rousseau utilise un vocabulaire qui pourrait faire penser, selon le philosophe français Bruno Bernardi, qu’il y a des ponts entre la chimie et la politique, estime Martin Rueff. Par exemple, la manière de penser le phénomène de la dissolution d’un élément dans un mixte, qui fonctionne avec certaines substances et pas avec d’autres, n’est pas sans rappeler le rapport existant entre la volonté générale et individuelle en politique, rapport dans lequel un élément, le citoyen, est confronté à un tout, la cité.»

Cette question entre l’un et le tout, poursuit le professeur, les chimistes du XVIIIe se la sont posée sérieusement. Lorsqu’on dissout du sucre dans l’eau, par exemple, quel est le destin du sucre et peut-on encore trouver de l’eau pure dans le «mixte»? Peut-on séparer de nouveau les deux substances et revenir au point de départ? Rousseau, parlant des alliages métalliques, estime qu’il n’est pas possible de remonter aux «simples». Pour lui, malgré tous les efforts de purification, il restera toujours des parcelles de l’autre matière issue du mélange initial. En d’autres termes, on ne rétrograde pas, tout comme on ne retourne pas de l’état social à l’état de nature, de l’homme civil à l’homme naturel. C’est la thèse fondamentale du philosophe.

«De ces deux exemples, l’optique et la chimie, il n’est toutefois pas possible de déduire que Rousseau est un philosophe «dur», comme l’ont écrit les chercheurs américains et canadiens Roger Masters et Christopher Kelly, admet Martin Rueff. Il ne sert à rien d’exagérer. Rousseau n’est ni un vrai opticien ni un vrai chimiste. Mais il a une intelligence si pénétrante qu’il est capable d’identifier immédiatement le point faible d’une discipline scientifique, exactement comme il le fait avec les doctrines politiques.»

Le «spectacle de la nature»

Jean-Jacques Rousseau est également connu pour s’être adonné à la botanique. Il est un des acteurs principaux du sentiment de la nature au XVIIIe siècle. Pour le philosophe, c’est une passion à laquelle il se consacre de manière précoce et qui occupe presque tout son temps vers la fin de sa vie. Son intérêt n’est cependant pas de l’ordre de la science mais plutôt de l’esthétique. Cette activité lui permet d’admirer le «spectacle de la nature», de s’abstraire de la violence du social, de s’isoler. Evidemment, il ne peut s’empêcher de s’intéresser aussi à la classification, à l’épigenèse des plantes, etc. Il existe même un échange de lettres avec le naturaliste suédois Carl von Linné qui remonte à septembre 1771. Rousseau a également entamé un dictionnaire des termes d’usage en botanique.

En revanche, l’un des reproches qu’il adresse aux botanistes, c’est qu’ils sont trop souvent des apothicaires en puissance. Ils voient dans une prairie alpine, non pas sa beauté intrinsèque, mais son potentiel à fournir des plantes médicinales. «Rousseau propose de poser un regard sur le monde qui l’entoure qui ne soit pas totalement utilitaire, explique Martin Rueff. Il a très bien compris que la science de son époque n’aboutit pas seulement à une vision mathématique de l’univers, mais aussi à un couplage d’airain avec les techniques. Autrement dit, le monde est de plus en plus considéré comme un stock pour nos techniques. Pour lui, au contraire, la nature n’est pas à notre disposition. En ce sens (qui mérite toutefois une plus ample analyse) on peut dire qu’il est une espèce d’écologiste avant l’heure.»

Ce côté «vert», amoureux de la nature, il l’exprime notamment dans ses Rêveries (Promenade n° VII) où il explique sa détestation des atteintes commises contre le paysage. Ce sont d’ailleurs les premières évocations de ce genre dans la littérature. Le pire pour lui sont les mines: «Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre, à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface.»

Ce n’est pas la science en elle-même que Rousseau rejette mais son application à des fins purement utilitaires et, surtout, sa pratique quand elle entend se libérer des questions de sa finalité. «La science, surtout à cette époque, ne se demande pas si ce qu’elle fait est bien ou pas, précise Martin Rueff . Elle se demande si elle peut faire ce qu’elle croit pouvoir faire. Rousseau en est persuadé: si c’est possible, les scientifiques le feront. Il n’aime pas ce jusqu’au-boutisme qui risquerait, selon lui, à terme, de détruire le monde.»