Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

Genève, capitale des «amis de l’enfance»

Dans un livre cosigné, Rita Hofstetter, Marc Ratcliff et Bernard Schneuwly* reviennent sur les grandes étapes de l’histoire de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE), dont les origines remontent à la création de l’Institut Rousseau, le 20 octobre 1912. Entretien croisé

La FPSE existe depuis 1975 sous sa forme actuelle. Ses racines remontent pourtant à un siècle, avec la création de l’Institut Rousseau, le 20 octobre 1912. Comment est née cette institution?

Rita Hofstetter (RH): Dans la dernière partie du XIXe siècle, on assiste partout en Europe à un renouvellement des sciences sociales avec l’apparition de nouvelles disciplines parmi lesquelles la psychologie et la science de l’éducation. A Genève, ce mouvement se concrétise par la création, en 1890, de la première chaire de pédagogie. Intégrée à la Faculté des lettres, elle est d’abord pensée pour appuyer l’administration scolaire et la gestion du système éducatif. L’initiative en revient d’ailleurs au Département de l’instruction publique. L’année suivante, une chaire de psychologie, bientôt complétée par un laboratoire, est instaurée. Confiée à Théodore Flournoy, elle prend place au sein de la Faculté des sciences, ce qui est alors unique en Europe. Et ce choix ne sera pas sans incidence sur l’orientation future de la discipline à Genève.

C’est-à-dire?

RH: Pour Flournoy et son cousin Edouard Claparède, qu’il engage en tant qu’assistant au sein de son laboratoire, il s’agit de détacher la psychologie de ses liens philosophiques pour privilégier une approche scientifique et empirique des phénomènes psychiques et en particulier des processus liés à l’éducation. Cette démarche intéresse notamment les enseignants chargés des classes spéciales qui viennent d’être créées à Genève. Manquant de moyens d’action et de formation, le syndicat des enseignants décide donc de s’associer à Claparède pour créer un séminaire de psychologie de l’enfant et de pédagogie expérimentale. C’est dans ce contexte très dynamique qu’est lancé, le 20 octobre 1912, l’Institut Jean-Jacques Rousseau/Ecole des sciences de l’éducation.

Pourquoi cette référence à Rousseau?

RH: D’une part, parce que l’année 1912 marque le bicentenaire de la naissance du philosophe. De l’autre, parce que Claparède considère que Rousseau, en qui il voit le «Copernic de la pédagogie», est le premier auteur à avoir reconnu la valeur propre de l’enfant et à avoir posé les bases d’une approche scientifique de l’éducation.

Quelle est l’ambition de cette nouvelle institution?

RH: Convaincu que l’éducation peut accoucher d’un monde meilleur, Claparède entend fonder le renouveau des phénomènes pédagogiques sur une approche qui est d’emblée pluridisciplinaire. Dès son lancement, l’Institut regroupe ainsi des enseignements en psychologie et en pédagogie mais aussi en médecine, en biologie, en physique, en sociologie, en anthropologie et en droit.

Marc Ratcliff (MR): Ce qui caractérise ce mouvement très progressiste dont les projets heurtent les conservateurs en pédagogie, c’est la volonté d’optimiser les compétences de chacun et d’explorer le plus de nouvelles pistes possible. L’Institut enseigne donc aussi bien la manière d’organiser un cours, la psychologie et la pédagogie expérimentale, les tests ou encore le dessin ou le découpage. Et, s’il s’avère qu’une étudiante a la main verte, on met aussitôt sur pied une leçon de jardinage.

RH: Claparède n’étant pas un homme de hiérarchie, l’esprit qui règne à l’Institut est très collectif. Il existe une vraie convivialité entre enseignants et étudiants qui organisent ensemble des parties de cache-cache ou des excursions à la montagne. Cet Institut s’inscrit sous cet angle également en rupture avec la tradition.

Dans le domaine des sciences de l’éducation, ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que la position exceptionnelle de Genève va se dessiner. Pour quelles raisons?

RH: Ce qui se passe à Genève avec la création de l’Institut Rousseau s’inscrit effectivement dans un courant bien plus large. Au même moment, à Bruxelles, le premier Congrès international de pédologie réunit plus de 350 personnes. Objectif: mettre ensemble toutes les disciplines concernées par l’enfant en une science qui serait la «reine des sciences» dans la mesure où elle serait à même de saisir le développement de l’humanité en élucidant les lois du développement de l’enfant (les théories récapitulationnistes sont alors très en vogue). Il existe par ailleurs de nombreuses autres institutions comparables à celle que met sur pied Claparède à Genève. Seulement, la plupart d’entre elles ne résisteront pas au déclenchement de la guerre. Une fois la paix revenue, l’Institut Rousseau profite donc à la fois de la disparition de la plupart de ses concurrents, mais surtout d’un contexte qui a radicalement changé.

Pouvez-vous préciser?

RH: A l’issue de la Première Guerre mondiale, de nombreuses personnalités considèrent qu’il faut faire en sorte qu’un tel drame ne se reproduise plus en jetant les bases d’une nouvelle solidarité internationale fondée sur la paix et l’éducation. La fondation de la Société des Nations en 1919, dont le siège est à Genève, incarne particulièrement bien cet idéal.

Dans quelle mesure l’Institut parvient-il à tirer profit de cette conjoncture favorable?

RH: Durant cette période, Genève est considérée comme la capitale de l’Education nouvelle, mouvement d’idées dont elle édite la principale revue francophone. C’est le lieu de ralliement de tous ceux qui se disent «amis de l’enfance». Profitant sans doute de cette visibilité accrue, l’Institut obtient le soutien financier de la Fondation Rockefeller, ce qui va permettre la création du Bureau international de l’éducation, une structure dont l’objectif est de réunir toutes les associations impliquées dans les questions d’éducation et qui est aujourd’hui placée sous l’égide de l’Unesco.

MR: Cette période est aussi marquée par un important essor des activités de recherche en psychologie. Les tests psychologiques mis au point dès le début du XXe siècle connaissent en effet un énorme développement à partir de 1914. Ils sont d’abord utilisés pour sélectionner les soldats avant d’être appliqués à la mesure des compétences ainsi qu’au monde du travail, comme en atteste l’organisation du premier congrès de psychologie du travail, qui se tient à Genève en 1921. L’observation des singes permet par ailleurs d’élaborer de nouveaux modèles d’intelligence qui remettent en cause les théories traditionnelles sur l’apprentissage.

Genève n’est pas épargnée par les suites de la crise économique de 1929. Quelles en sont les conséquences pour l’Institut Rousseau?

RH: C’est le moment où l’Institut est rattaché à la Faculté des lettres. Cette mesure vise un double objectif. D’une part, reconnaître la qualité des travaux menés à l’Institut et, de l’autre, éviter la faillite d’une structure dont les services sont jugés indispensables tant pour l’école genevoise que pour la recherche psychologique et éducationnelle. Cependant, cette intégration à l’Université a un prix.

Lequel?

RH: La dimension militante de l’institution doit être amenuisée au profit d’un investissement plus scientifique: il n’est plus question que ses membres continuent à faire la promotion de l’Education nouvelle ou encore de ce qu’on appelle alors la «technopsychologie», c’est-à-dire des tests et de la psychologie du travail.

Bernard Schneuwly (BS): On assiste au même moment à un changement de génération. Au duo formé par Claparède et Bovet (directeur de l’Institut Rousseau depuis 1912), succède en effet la paire formée par Robert Dottrens, le nouveau responsable de la formation des enseignants du primaire, et Jean Piaget, nommé professeur en 1929. L’apport majeur de Dottrens, qui est également inspecteur et directeur d’école, consistera à faire entrer les idées de l’Education nouvelle au sein de l’administration au moment même où elles sont chassées de l’Institut, ce qui se traduit notamment par la création de l’Ecole expérimentale du Mail par le Conseil d’Etat en 1927.

Qu’en est-il de Piaget?

BS: Même si la césure définitive n’interviendra qu’en 1948, sa nomination au rang de professeur coïncide avec une séparation de plus en plus marquée entre ce qui relève de la psychologie et ce qui appartient au domaine des sciences de l’éducation.

MR: Alors que jusque-là tout le monde touchait un peu à tout, Piaget va imposer un nouveau cadre conceptuel sur lequel il va s’appuyer pour opérer une véritable révolution scientifique. Grâce à une méthode extrêmement efficace, à des protocoles et à des procédures de travail qui sont transmissibles en direct, il parvient à mettre très rapidement en place un système très hiérarchisé qui permet la publication d’un nombre impressionnant de travaux sur un laps de temps relativement court. Piaget incarne donc à l’extrême cette volonté d’éliminer la militance et toute cette ébullition non scientifique qui caractérisait les premiers temps de l’Institut.

Les travaux de Piaget sont connus dans le monde entier. Qu’est-ce qui justifie cette notoriété?

BS: L’idée que le bébé dispose d’une intelligence avant le langage, que celle-ci est à la base de l’intelligence ultérieure et que c’est au travers des activités apparemment rudimentaires des bébés que se construit le réel est assez révolutionnaire pour l’époque. Par ailleurs, son héritage scientifique est considérable: une soixantaine de livres, près de 300 articles et surtout une théorie pratiquement universelle du développement de l’intelligence qui, à quelques nuances près, reste aujourd’hui encore incontestable.

MR: Piaget est aussi un administrateur hors pair. Il parvenait à gérer un entourage de près de 80 personnes, mais il était surtout capable d’élever constamment le débat. Une de ses assistantes, à qui j’avais demandé un jour ce qui faisait son succès, m’a fait la réponse suivante: «Piaget vous rendait intelligent.»

En 1948, l’Institut Rousseau est définitivement intégré à l’Université sous la forme d’une institution plurifacultaire rattachée à la fois aux sciences, aux lettres, aux sciences économiques et sociales et à la médecine. Cette nouvelle structure, qui a la possibilité de délivrer ses propres titres, est placée sous la direction conjointe de Piaget et de Dottrens, ce qui va générer des tensions croissantes…

BS: Il est en effet difficile de survivre à côté d’un personnage comme Piaget. La situation est d’autant plus compliquée pour Dottrens que, contrairement aux activités de Piaget qui ne cessent de se développer jusqu’à la fin des années 1950, les sciences de l’éducation entrent dans une période de stagnation. Face aux critiques de plus en plus vives dont font l’objet les méthodes de l’Education nouvelle, Dottrens finit par jeter l’éponge en 1958. Son successeur, Samuel Roller, mènera des recherches décisives sur le retard scolaire qui seront à l’origine de la création du cycle d’orientation (1962). Mais ce travail se fera davantage sous l’égide du Service de recherche pédagogique, dont Roller est également directeur, que dans le cadre de l’Université à proprement parler.

Les sciences de l’éducation connaîtront pourtant un spectaculaire retour en grâce à partir du début des années 1970. Pour quelles raisons?

BS: Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que les événements de 1968 ont commencé par des mouvements d’étudiants réclamant de meilleures conditions d’études. Dans les années qui ont suivi, on a donc logiquement vu apparaître au niveau international une forte demande de recherches en sciences de l’éducation. Pour faire face aux transformations de la société, ainsi qu’à celles de l’ensemble du système éducatif, il devenait en effet nécessaire de disposer d’une qualification plus élevée des enseignants. Ce à quoi va s’employer Michael Huberman dès son arrivée à l’Université.

De quelle manière?

BS: Issu de l’Unesco, Huberman parvient à catalyser les forces existantes pour répondre à la fois aux demandes de l’administration, des syndicats et des enseignants. Son idée clé est de faire venir à l’Université non seulement les enseignants qui suivent leur formation de base, mais également ceux qui sont déjà en place, ainsi que les travailleurs sociaux. Il développe donc une formation continue qui prend la forme d’une licence en sciences de l’éducation fonctionnant sur la base d’unités capitalisables (à l’image des crédits mis en place récemment dans le cadre de la réforme de Bologne) et permettant donc d’étudier en cours d’emploi. Résultat: alors qu’au début des années 1970, on compte une quarantaine d’étudiants en sciences de l’éducation (contre environ 400 en psychologie), ils seront entre 200 et 300 cinq ans plus tard.

Quel est le climat au moment de la création de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation en 1975?

BS: Assez maussade. Piaget est à la retraite mais il continue à travailler au sein du Centre international d’épistémologie génétique qu’il a créé en 1955 et qui fait office de poumon intellectuel en matière de recherche. Par ailleurs, son aréopage est encore en place, ce qui nourrit de fréquentes frictions entre les deux sections.

MR: Il a effectivement fallu un certain temps pour absorber l’héritage de Piaget. Durant les deux décennies qui ont suivi la création de la Faculté, les anciens piagétiens ont été pour la plupart remplacés, avec plus ou moins d’égards selon les cas, pour faire place à une Faculté qui enseigne la psychologie comme elle est enseignée aujourd’hui dans n’importe quelle institution à prétention scientifique.

Quelle conséquence a eue sur la Faculté la décision, prise en 1996, de confier l’ensemble de la formation des enseignants du primaire à l’Université?

BS: Ce choix n’a pas soulevé beaucoup d’objections tant il semblait naturel, concrétisant un vœu exprimé de longue date et de fait déjà partiellement réalisé en 1933, puisque l’Institut assumait depuis cette date un tiers de la formation des enseignants. Cette décision a aussi permis de faire évoluer un peu la dynamique interne de la Faculté. L’appel d’air qui a été ainsi créé en faveur des sciences de l’éducation a contribué à rééquilibrer les deux Sections, ce qui a permis de mettre fin aux tensions qui existaient depuis les années 1970. Depuis, les choses se passent plus harmonieusement. Le fonctionnement est collégial et les relations sont marquées par un très grand respect mutuel.

* Rita Hofstetter est professeure ordinaire à la Section des sciences de l’éducation, Marc Ratcliff est maître d’enseignement à la Section de psychologie et Bernard Schneuwly est professeur ordinaire à la Section des sciences de l’éducation

«Cent ans de vie», par Rita Hofstetter, Marc Ratcliff et Bernard Schneuwly, Ed. Georg, 324 p. (parution février 2012).