Campus n°107

Campus

n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

Apprendre en travaillant

Apparue dans les années 1970, la formation des adultes, notamment sur leur place de travail, est un champ d’étude en plein essor, comme en témoignent les activités du groupe «Travail & formation» de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Présentation

En Angleterre, un individu exerce aujourd’hui en moyenne huit métiers différents au cours de sa carrière professionnelle. Cette statistique résume à elle seule l’ampleur des changements qui sont intervenus dans le monde du travail au cours des dernières décennies. Face à un environnement général toujours plus concurrentiel, à des exigences de flexibilité croissantes et à des révolutions technologiques qui se succèdent en cascade, comment optimiser la formation des adultes? Complexe et multiforme, la question est au centre des recherches conduites par le pôle «Travail & formation» de la FPSE. Un groupe constitué de trois professeurs (Marc Durand, Etienne Bourgeois et Laurent Filliettaz) dont les activités connaissent un essor spectaculaire depuis une dizaine d’années. Présentation.

Jusqu’aux années 1970, apprendre c’était d’abord et surtout l’affaire de l’école obligatoire. Depuis, dans l’ensemble des pays occidentaux, la formation des adultes s’est progressivement institutionnalisée pour se constituer en tant que discipline autonome. Initié notamment par les recherches de sociologues tels que Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Christian Baudelot ou Roger Establet, ce processus s’est d’abord construit contre le système scolaire, accusé par certains éducateurs de reproduire, voire de creuser les inégalités plutôt que de constituer un moyen d’ascension sociale.

Un horizon élargi

«A l’époque, la formation des adultes apparaissait essentiellement comme une deuxième chance offerte à ceux qui avaient raté le train en marche, explique le professeur Marc Durand, titulaire de la chaire «Apprentissage et développement chez l’adulte» au sein de la Section des sciences de l’éducation. Aujourd’hui, l’horizon s’est considérablement élargi. Les recherches se sont structurées, des enseignements ont été mis en place afin de prendre en compte l’ensemble des dispositifs éducatifs extérieurs à l’école et on conçoit la formation des adultes comme un complément «normal» de l’éducation scolaire. Cela va de la formation dispensée par les entreprises aux dispositifs de réinsertion en passant par des phénomènes beaucoup plus diffus comme l’influence des réseaux sociaux ou des jeux vidéo. Il y a là des enjeux extrêmement importants qui ne doivent pas être abandonnés à des instances uniquement motivées par une vision utilitariste comme le sont beaucoup d’entreprises où la formation des adultes est conçue comme une variable d’ajustement parmi d’autres.»

Afin de questionner aussi efficacement que possible ce champ d’étude devenu très large, la FPSE s’est donné des moyens dont ne disposent pas la plupart des institutions académiques équivalentes. En effet, alors que dans la majorité des universités françaises, belges ou canadiennes, il n’y a généralement qu’un poste de professeur dédié à la formation des adultes, la FPSE en compte aujourd’hui six.

«Je suis arrivé à Genève il y a deux ans seulement, complète Etienne Bourgeois, professeur au sein de la Section des sciences de l’éducation et codirecteur du pôle «Travail et formation» de la FPSE. Auparavant, j’avais fait toute ma carrière académique à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, où j’étais seul à travailler sur la formation des adultes. A Genève, j’ai pu m’intégrer dans un groupe beaucoup plus large pouvant s’appuyer sur des équipes bien structurées. Cela nous permet de partager nos questionnements et d’approcher certaines problématiques de manière plus transversale. Car ce qui fait la spécificité des sciences de l’éducation, c’est précisément qu’elles ne se situent pas dans une logique disciplinaire, mais dans une convergence de disciplines tournées vers cet objet concret que sont les pratiques éducatives.»

Actifs dans de nombreux domaines, les chercheurs du pôle «Travail & formation» de la FPSE ont fait de la formation sur les places de travail leur principal cheval de bataille. «Beaucoup d’employeurs se demandent aujourd’hui comment faire en sorte que le travail lui-même permette le développement de compétences, plutôt que de réserver l’apprentissage à une activité spécifique dans un espace-temps distinct du travail, comme ce fut longtemps le cas», poursuit Etienne Bourgeois. Ce courant de recherche, qui connaît depuis quelques années un important développement, repose sur l’idée a priori simple selon laquelle pour bien former un individu à un métier, il est nécessaire de connaître aussi précisément que possible la nature réelle dudit travail.

Des pratiques invisibles

Or, la chose est loin d’aller de soi. En premier lieu, parce que dans l’immense majorité des cas, l’activité réelle des individus ne correspond pas au travail officiellement prescrit. «Ce n’est pas une question d’incompétence ou de mauvaise volonté, explique Marc Durand. Mais parce qu’un cahier des charges ne parvient jamais à circonscrire l’ensemble des activités qui sont nécessaires à l’accomplissement d’un objectif. Si au sein d’une entreprise, les choses fonctionnent correctement, c’est donc parce qu’à son niveau, chaque opérateur impliqué fait ce qu’il faut pour cela, quitte à contourner parfois les règles écrites.»

Afin de cerner ce type de pratiques informelles ou invisibles, qui tiennent une place capitale dans une bonne formation, les chercheurs de la FPSE multiplient les enquêtes sur le terrain. Ce travail d’immersion, qui peut s’étendre sur des mois, voire sur plusieurs années selon les cas, consiste en premier lieu à accumuler des observations directes, souvent consignées par vidéos.

Mais il peut également arriver qu’un des chercheurs endosse lui-même un poste au sein de l’entreprise, comme ce fut le cas lors du travail mené auprès des accessoiristes du Grand Théâtre il y a quelques années. Les résultats sont ensuite discutés avec les formateurs concernés et des experts de la profession afin d’éliminer tout ce qui relève de l’anecdotique et de repérer les séquences typiques de certaines situations afin de les intégrer au processus de formation.

Une telle recherche a été conduite l’an dernier en collaboration avec le responsable des formations en soins infirmiers des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Elle a porté aussi bien sur la manière dont un brancardier entre dans une chambre et transporte un patient que sur l’accueil des visiteurs ou la manière d’opérer un diagnostic. «Nous avons pu mettre en évidence toute une série de petits détails en apparence anodins mais qui font que l’on exerce son métier avec compétence, commente Marc Durand. Par exemple, le fait d’être capable de prendre un peu de recul lorsqu’on effectue un diagnostic permet d’être attentif à des signes inhabituels comme les jambes rasées d’un cycliste qui peuvent expliquer une fréquence cardiaque très faible. Montrer quelques exemples de ce type à des personnes en formation les aide à voir les choses autrement.»

Efficace, ce type de méthode est cependant encore peu répandu là où il y en aurait le plus besoin, à savoir dans l’économie privée où domine une vision très procéduralisée de la formation des adultes fondée sur la rentabilité à court terme. France Télécom a ainsi mis en place il y a quelques années de nouvelles méthodes de management basées sur la flexibilité totale des employés avec l’objectif avoué de donner à ces derniers l’impression de se trouver «dans le tambour d’une machine à laver», selon les termes du directeur de l’époque.

Résultat: une trentaine de suicides. «Le taux de rotation des employés a grimpé dans des proportions insensées, explique Marc Durand. Tout le monde est certes devenu interchangeable mais au prix d’un important déficit d’identité professionnelle. Ces employés sont en effet devenus incapables de s’identifier à leur travail. Ne se sentant plus fiers de ce qu’ils faisaient, leur motivation a également diminué. Et, au final, un certain nombre d’entre eux ont craqué, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.»

L’essor de la simulation

Autre grand domaine auquel s’intéressent beaucoup les chercheurs du groupe «Travail & formation»: la simulation. Cette méthode existe depuis toujours dans certaines professions, notamment en médecine où l’on a recours depuis très longtemps à des patients simulés pour former les jeunes praticiens. Elle connaît cependant aujourd’hui une expansion massive. D’une part à cause du développement des moyens techniques vidéo, qui permettent de placer les apprenants dans des environnements factices. D’autre part grâce au développement de robots toujours plus interactifs comme celui acquis par les HUG, un mannequin truffé d’électronique capable de respirer, de parler, de recevoir des injections, voire de vomir selon le scénario programmé. L’outil permet de répéter des gestes routiniers mais aussi de confronter les personnes en formation à des événements qu’elles ne verront, statistiquement, que deux ou trois fois dans leur carrière.

«Pour nous, c’est un sujet d’étude passionnant dans la mesure où l’utilisation de ce type de technique implique une autre façon de former, explique Marc Durand. Et cela pose aussi des questions théoriques assez importantes sur la fonction du mimétisme. Dans les modèles pédagogiques actuels, on décrie beaucoup l’apprentissage par imitation pour privilégier une approche par résolution de problème. Or, les recherches que nous menons montrent que la fonction mimétique joue un rôle fondamental chez l’homme. J’ai même de plus en plus tendance à penser que sans une sollicitation de ce mimétisme et de toute cette dimension qui n’est pas rationnelle mais aussi affective, on n’apprend pas.»