Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

bébé a l’oreille fine

Dès l’âge de 6 mois, les bébés commencent à comprendre des mots. A un an, ils sont capables de discerner des différences très subtiles de prononciation. La mécanique neurocognitive à l’origine de cet apprentissage est encore largement méconnue

Bébé se tient sur les genoux de sa maman et regarde l’écran devant lui. Un mot lui est soumis par un haut-parleur et son regard hésite entre deux images dont l’une correspond aux sons entendus. Maman, elle, a les yeux cachés par des lunettes sombres et les oreilles couvertes par des écouteurs crachant – de préférence – du hard rock bien sonore. Il est impératif qu’elle n’influence par aucun geste, même involontaire, les choix de son petit trésor. Trois caméras légèrement escamotées suivent les mouvements des yeux de l’enfant. Les images sont retransmises dans le bureau adjacent d’où est piloté en direct le déroulement de l’expérience: bienvenue au LaboBébé de l’Université de Genève, dirigé par Pascal Zesiger, professeur de psycholinguistique à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

10 000 mots à 6 ans

«Ce qui nous intéresse dans ce laboratoire, ce sont les mécanismes d’acquisition du langage chez les tout-petits, explique le chercheur genevois. Nous étudions en particulier les enfants âgés entre 12 et 24 mois, une période au cours de laquelle (vers 18 mois environ) se déclenche ce que les spécialistes appellent l’explosion lexicale. Dès ce moment, l’enfant est capable d’acquérir en moyenne un nouveau mot chaque heure de veille, soit 8 à 10 mots par jour. A 5 ou 6 ans, il en comprend près de 10 000.»

Ce que les psychologues aimeraient désormais mieux comprendre, ce sont les mécanismes qui permettent au bébé d’emmagasiner de nouveaux mots. Quel type de représentation mentale se fait-il des mots en termes de structure phonologique? Celle-ci est-elle la même que chez les enfants plus grands, voire les adultes? Discerne-t-il des différences entre des mots phonétiquement proches? Bref, comment son cerveau en plein développement s’y prend-il pour stocker ces informations? La question relève certes de la science fondamentale mais Pascal Zesiger admet qu’elle peut avoir des répercussions dans tout ce qui touche aux troubles du langage comme la dyslexie, la dysphasie, etc.

Une théorie longtemps admise en psycholinguistique suggère qu’au début du processus d’acquisition du langage, le bébé emmagasine des mots en les codant de manière globale, c’est-à-dire qu’il mémorise leur forme sonore générale sans trop de précision. Cette approximation n’est pas dommageable dans la mesure où l’enfant ne connaît que peu de termes et ne risque pas de les mélanger. Cela signifie que dans un premier temps, si on lui dit canard, panard ou tanard, le bébé ne fera pas de différences. Ensuite, grâce au développement de son cerveau et/ou à l’accroissement de son vocabulaire, il commence à discerner plus finement les sons qui composent les mots, ce qui lui permet notamment d’éviter de les confondre.

Cette théorie repose essentiellement sur les données issues de l’étude de la production de mots par l’enfant. Et la prononciation du bébé, encore très approximative, peut, pour un même mot, varier beaucoup d’une fois à l’autre, laissant penser aux chercheurs que le petit considère toutes ces variantes sans distinction.

Cette vision des choses a toutefois démontré des failles depuis quelques années lorsque les scientifiques ont commencé à s’intéresser à la compréhension des mots par le bébé grâce à de nouvelles techniques expérimentales basées notamment sur l’analyse directionnelle du regard. Dès l’âge de 12 mois, quand le petit entend le mot ballon, par exemple, ses yeux se dirigent préférentiellement vers l’image montrant l’objet désigné plutôt que vers une image «distractrice» (une poupée par exemple). En revanche, il a tendance à ne montrer aucune préférence pour l’image du ballon lorsqu’on lui présente les deux mêmes images accompagnées du mot transformé en dallon. Ce genre d’expériences montre que, très tôt, les enfants construisent des représentations des mots très précises.

Aller plus loin

Grâce au LaboBébé, financé par la fondation Boninchi, Pascal Zesiger et son collègue Uli Frauenfelder, professeur à la Section de psychologie, sont les premiers à avoir mené ce genre d’études avec des enfants grandissant dans un milieu francophone, confirmant ainsi des résultats antérieurs obtenus avec des petits apprenant l’anglais ou le néerlandais. Mais le chercheur genevois, en collaboration avec Marina Laganaro, professeure boursière du Fonds national pour la recherche scientifique, est allé plus loin en s’aidant notamment d’autres techniques de mesure comme l’électroencéphalogramme qui consiste à placer sur la tête de l’enfant un bonnet muni d’une trentaine d’électrodes de contact. Cette méthode permet de mesurer le potentiel électrique produit par des associations entre mots et images dans le cerveau du bébé dans diverses conditions de transformation des mots.

Pascal Zesiger et ses collègues se sont alors rendu compte que, comme toujours, la réalité est plus complexe que prévu. Au cours de ces dernières années, leurs résultats montrent que la capacité du bébé à distinguer des mots qui ne varient que subtilement entre eux dépend d’abord des propriétés de la langue et de la position de la transformation dans le mot. Dans des mots de deux syllabes par exemple, si la déformation touche la première syllabe, le bébé «anglophone» y sera plus sensible que son camarade «francophone» et inversement si la modification a lieu sur la seconde syllabe. Cela vient du fait que la syllabe forte est, en français, plutôt la dernière, alors que l’accent est mis davantage sur la première en anglais. Par ailleurs, les transformations affectant les consonnes sont plus facilement détectées que celles affectant les voyelles chez les bébés francophones, mais pas chez les bébés anglophones.

Le type de transformations joue également un rôle déterminant. Par exemple, si un son dit voisé (qui active les cordes vocales) est remplacé par un son non voisé, alors l’enfant de 14 mois ne semble pas percevoir la différence. Ainsi, que l’on dise ballon ou pallon, c’est pour lui du pareil au même, la lettre b étant voisée, la lettre p ne l’étant pas. En revanche, le même enfant est capable de distinguer une transformation allant dans l’autre sens, comme pantoufle devenant bantoufle.

Des études récentes ont montré que, sur ce point précis, les adultes pourraient également présenter le même type d’asymétries dans leurs capacités de traitement des sons de la parole. L’enjeu actuel consiste donc à comprendre les raisons pour lesquelles certaines transformations phonologiques sont perçues par le très jeune enfant, alors que d’autres doivent attendre que le cerveau se développe pour être détectées, voire ne le sont jamais complètement.