Campus n°108

Campus

n° 108 avril-mai 2012
Tête chercheuse | Jean-Jacques Burlamaqui

Burlamaqui, l’autre Jean-Jacques

Cet autre «citoyen de Genève» a largement contribué à la diffusion des théories du droit naturel durant le «siècle des Lumières» et par là même au développement des droits de l’homme. Contrairement à Rousseau, il est cependant aujourd’hui inconnu du plus grand nombre

Tous deux sont nés à Genève dans les premières décennies du «siècle des Lumières». Tous deux se prénomment Jean-Jacques et tous deux ont écrit sur le contrat social, les inégalités et le droit des individus. Entre Rousseau et Burlamaqui, la comparaison s’arrête cependant là. Figure quasi romanesque ayant traversé son époque dans une marginalité assumée (lire Campus 106), le premier est en effet célébré comme un génie universel en cette année de tricentenaire. Le second, quant à lui, est tombé dans un oubli presque total. Hormis une thèse soutenue à l’Université en 1944 et un ouvrage en langue anglaise datant de 1937, il faut, pour retrouver la trace de Burlamaqui, emprunter un petit passage adjacent au Musée d’art et d’histoire qui a été baptisé en son nom – orthographié curieusement à l’italienne (Burlamachi) – au début des années 1930. Et encore, cet hommage posthume ne visait pas à saluer son oeuvre de juriste, mais son rôle prépondérant dans la création, en 1751, de la première Ecole des beaux-arts de Genève. Ce grand amateur d’art possédait en effet une riche collection de tableaux et d’estampes comprenant notamment un autoportrait de Rembrandt, des oeuvres de Carrache et de van Dyck, ainsi qu’un portrait de Grotius aujourd’hui conservé à la Bibliothèque de Genève, et il avait à coeur de permettre à ses concitoyens d’acquérir une formation de base dans ce domaine.

En un sens, cette amnésie historique n’a rien d’étonnant. Burlamaqui n’est en effet pas un pionnier et encore moins un auteur révolutionnaire. Elle paraît cependant un peu injuste au regard de la contribution non négligeable de cet autre Jean-Jacques à l’histoire des idées et plus précisément à la diffusion des théories de l’école du droit naturel. Celle-ci désigne un courant d’idées, porté à partir du milieu du XVIIe siècle par des juristes comme le Hollandais Hugo Grotius ou l’Allemand Samuel von Pufendorf, selon lequel le fondement du droit a un caractère philosophique reposant sur les caractéristiques propres de l’être humain et non pas sur la religion ou l’hérédité. Thèse qu’adopteront aussi bien Rousseau que les pères fondateurs de la démocratie américaine ou encore les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

«L’idée qu’en naissant, chaque individu, quels que soient son statut social ou ses origines, dispose d’un certain nombre de droits inaliénables n’est pas née au XVIIe siècle, explique Michel Porret, professeur au Département d’histoire. Elle est déjà exprimée par Aristote puis on la retrouve dans certains aspects du droit romain ainsi que chez Saint-Augustin. Cependant, elle prend une nouvelle dimension après la Réforme et la découverte de ce qu’on appelle alors les Indes, avec le prêtre dominicain Bartolomé de Las Casas qui postule à l’universalité des droits humains en dénonçant les exactions que subissent les Indigènes de la part des colons espagnols. A partir de ce moment, un certain nombre de penseurs, dont fait partie Burlamaqui, vont s’efforcer de définir ces droits naturels, que l’on peut ranger en quatre grandes catégories: le droit à la liberté, le droit de ne pas tomber en esclavage, le droit de la propriété, le droit à la vie. Ils vont également affirmer leur universalité et leur primauté sur les droits politiques ou les lois qui régissent la cité. En ce sens, le développement de cette nouvelle éthique juridique marque une étape essentielle dans le long processus de développement des droits de l’homme.»

Issu d’une famille de notables toscans arrivée à Genève au lendemain de la Réforme, Jean- Jacques Burlamaqui voit le jour le 13 juillet 1694. Aîné d’une fratrie de six enfants, le «petit garçon sage et réservé» que décrit Bernard Gagnebin dans sa thèse impressionne ses camarades et ses professeurs de collège par son application et son ardeur au travail. A 15 ans, c’est donc tout naturellement qu’il fait son entrée à l’Académie pour y étudier la philosophie.

Très vite cependant il se découvre un intérêt prononcé pour l’étude de la jurisprudence. Après un cursus qui se limite encore à deux ans et qui porte essentiellement sur l’enseignement du droit romain et du droit civil, Burlamaqui accède au titre d’avocat en 1716. Son ambition n’a cependant jamais été de devenir un ténor du barreau. Plus que les joutes oratoires, ce qui le passionne dans cette discipline, c’est avant tout la théorie et l’étude de la doctrine juridique de son temps, qui connaît de profonds bouleversements.

Récemment traduits en français par Jean Barbeyrac, qui enseigna à Lausanne avant de rejoindre l’Université de Groningue, les textes fondateurs de l’école du droit naturel, signés par Grotius et Pufendorf, suscitent à l’époque un intérêt croissant en Angleterre, aux Pays- Bas et en Allemagne.

Séduit par cette vision du droit, qui s’efforce d’appliquer au domaine juridique les règles qui ont permis le renouveau des sciences naturelles, Burlamaqui en adopte les principes et la méthode. Son objectif déclaré: «Rechercher quelles sont les règles que la seule raison prescrit aux hommes, pour les conduire sûrement au but qu’ils doivent se proposer, et qu’ils se proposent tous en effet, je veux dire un véritable et solide bonheur.»

C’est avec cette idée en tête qu’il commence à donner des leçons privées aux fils de bonnes familles genevoises ainsi qu’à de nombreux jeunes issus de la noblesse étrangère soucieux de recevoir une éducation juridique. Le succès qu’il rencontre – nombre de ses élèves louant la précision de son style et la clarté de ses idées – l’amène à envisager une carrière académique. En 1720, il sollicite et obtient du Conseil de Genève la charge de professeur honoraire sans aucuns appointements. Il a alors 26 ans et décide d’entamer un tour d’Europe pour parfaire ses connaissances.

Après avoir séjourné en France, en Belgique, en Angleterre et aux Pays-Bas (où il se lie avec Barbeyrac), il est de retour à l’Académie de Genève en 1723. Il y restera jusqu’en 1740, malgré quelques interruptions dues à une santé fragile (il est atteint de phtisie, une forme de tuberculose, depuis plusieurs années déjà), ainsi qu’à un séjour à la cour du landgrave de Hesse- Cassel destiné à l’éducation du jeune prince Frédéric. Ces deux décennies passées en chaire lui permettent, d’une part, de moderniser l’enseignement du droit à Genève, qui passe de deux à quatre ans et qui couvre désormais un champ beaucoup plus large et, d’autre part, de rassembler la matière qui alimentera ses deux ouvrages principaux: Principes du droit naturel, qui paraît en 1747, et Principes du droit politique, qui est publié à titre posthume en 1751.

A défaut d’apporter des innovations majeures, ces deux ouvrages synthétisent remarquablement les théories du droit naturel, ce qui va leur valoir un succès débordant très largement des frontières de la «Rome protestante».

En un siècle, les textes de Burlamaqui seront ainsi traduits en sept langues et connaîtront pas moins de 64 éditions publiées dans dix pays différents. Selon plusieurs auteurs, les Principes du droit naturel servent de manuels à Cambridge, à Harvard, à Princeton ou à Columbia. Cité par Rousseau dans son célèbre Discours sur l’inégalité parmi les hommes, Burlamaqui aurait également exercé une influence notable sur les rédacteurs de la Déclaration d’indépendance américaine. Il n’en saura toutefois rien. Miné par la tuberculose, il s’éteint le 3 avril 1748, quelques mois avant la publication à Genève de la première édition de L’Esprit des lois de Montesquieu et une quinzaine d’années à peine avant celle du Contrat social.

Vincent Monnet

«Burlamaqui et le droit naturel», par Bernard Gagnebin, Editions de la frégate, 1944

«J.J. Burlamaqui, a Liberal Tradition in English Constitutionalism », Chapel Hill, University of the North Carolina Press, 1937