Campus n°110

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Dossier | LIVES

Emploi: les perdants de la prospérité

Malgré sa bonne santé générale, l’économie suisse n’échappe pas aux profondes transformations qui affectent la structure des métiers. Un processus inéluctable qui ne fera pas que des gagnants. L’analyse de Jean-Marc Falter

A l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, de nombreux observateurs considèrent la Suisse comme un «miracle économique». Selon une édition du très sérieux Financial Times datée du printemps dernier, en termes économiques, notre pays serait même «l’une des plus grandes réussites de la planète». Avec un taux de chômage qui ne dépasse pas la barre des 5%, une pole position mondiale en matière d’innovation et un titre de nation la plus compétitive au monde décerné par le World Economic Forum, la Suisse a, il est vrai, de quoi faire des envieux.

Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes? Pas tout à fait, à en croire les travaux menés par Jean-Marc Falter, maître d’enseignement et de recherche au sein du Département d’économie politique (Faculté des sciences économiques et sociales) et membre du Pôle de recherche national LIVES. Même au sein d’un pays aussi privilégié que la Suisse, le monde du travail demeure en effet un important vecteur de vulnérabilité, en particulier dans les moments clés que constituent l’intégration des jeunes sur le marché du travail et les épisodes de chômage.

Questionner la formation

«Ce que nous étudions de manière générale dans le cadre LIVES, c’est la façon dont les individus acquièrent et utilisent des moyens non matériels pour faire face aux accidents économiques, explique Jean-Marc Falter. Et le premier de ces moyens c’est naturellement la formation. Sachant que le système scolaire suisse a fortement tendance à reproduire les inégalités liées à l’origine sociale, une des questions qui nous intéressent au plus haut point est de déterminer dans quelle mesure le système de formation professionnelle est à même d’orienter les personnes selon leur capacité ou si, au contraire, c’est une machine à faire de la reproduction sociale.»

Les données du problème sont complexes. Notamment parce qu’il est difficile de se faire une idée claire des mouvements de fond qui traversent aujourd’hui le monde économique. Certaines études montrent ainsi que l’incertitude concernant les parcours professionnels n’a guère augmenté au cours des dernières décennies. Globalement, l’ancienneté professionnelle dans les entreprises reste en effet plutôt stable, démentant l’idée selon laquelle il n’existe plus aujourd’hui d’emploi «à vie». D’autres travaux relèvent cependant que la structure des métiers connaît, elle, de profonds bouleversements.

«Le développement des nouvelles technologies et la mondialisation ont permis de réduire le coût de certaines opérations de façon radicale, précise Jean-Marc Falter. Il existe donc toute une série d’emplois, en général de catégorie moyenne, qui sont en train de disparaître. C’est une évolution qui est inéluctable. Elle est positive dans la mesure où elle permet d’accomplir à moindres frais des tâches très répétitives. Mais, comme toute évolution, elle implique une adaptation des modes de vie, qui à son tour produit des gagnants et des perdants.»

A cet égard, il semble aujourd’hui légitime de se demander si un système de formation centré sur l’acquisition d’un métier en particulier constitue bel et bien une solution viable à long terme. La formation professionnelle est certes très efficace pour l’insertion sur le marché du travail et elle offre en général dans les premières années une rémunération plus élevée que les formations dites supérieures. En revanche, les possibilités de progression sont faibles et les processus de reconversion sont souvent extrêmement délicats. «Lorsqu’on a exercé la même activité pendant vingt ou trente ans, il est très difficile de se recaser le jour où l’on n’a plus besoin de vous, complète Jean-Marc Falter. Si bien qu’aujourd’hui il y a de nombreuses personnes qui se trouvent littéralement piégées parce que le choix qu’elles ont fait jadis ne répond plus aux attentes du marché.»

Contourner cet écueil ne va pas de soi. Le rythme de l’économie n’étant pas celui du législateur, il est en effet particulièrement délicat d’anticiper dans ce domaine. «Nous sommes aujourd’hui face à une grande incertitude, concède Jean-Marc Falter. Ce que nous savons, c’est qu’à l’heure actuelle la mobilité professionnelle est surtout le fait de personnes qui ont été bien formées et qui occupent les échelons supérieurs de la société. En revanche, dans les classes inférieures, on constate que tout changement d’orientation professionnelle engendre un coût très élevé.»

Aux yeux du chercheur, une des solutions pour sortir de cette impasse consiste à optimiser la formation de base afin que les individus ne commencent pas leur vie professionnelle avec un handicap qu’ils ne parviendront probablement plus à combler par la suite. Il importe également que cette formation de base permette aux jeunes de ne se fermer aucune porte et qu’elle soit donc organisée de façon plus souple que ce n’est le cas aujourd’hui.

«La clé, c’est de donner aux gens un maximum de compétences et des ressources durables qui pourront être utiles à long terme, comme l’apprentissage d’une langue, conclut Jean-Marc Falter. Mais surtout, il faut leur donner très tôt le goût et les moyens d’apprendre. Car dans ce domaine, il n’y a pas vraiment de seconde chance, il ne faut pas rater le train. Et celui-ci part très tôt, vers l’âge de 5-7 ans.»

Les réseaux de la réinsertion

Connu pour être la variable ayant le plus fort impact sur la satisfaction personnelle, le chômage constitue l’autre grand centre d’intérêt du groupe conduit par le chercheur genevois. Outre une enquête prévue auprès du personnel de plusieurs entreprises ayant récemment fermé leurs portes (qui devrait concerner environ 750 personnes), Jean-Marc Falter et son équipe suivront également ces prochaines années un groupe de 4200 Vaudois durant tout leur parcours au chômage. L’enquête mettra un accent particulier sur l’impact des réseaux sociaux en matière de réinsertion professionnelle. «Il existe aujourd’hui une abondante littérature scientifique sur les liens dits «forts» (à savoir les parents et les proches) et les liens dits «faibles» (les connaissances), explique Jean-Marc Falter. Notre objectif est, d’une part, de déterminer dans quelle mesure les individus qui se retrouvent au chômage ont conscience de l’importance que peuvent revêtir ces réseaux et, d’autre part, de mesurer l’effet réel de ces réseaux sociaux sur le retour à l’emploi. L’hypothèse étant que ces derniers sont d’autant plus importants que le niveau de formation des individus est faible.»

De nombreux indices semblent d’ores et déjà étayer cette idée. Il est, par exemple, avéré qu’en Suisse la façon la plus efficace de trouver un emploi n’est pas de passer par les petites annonces, mais de recourir au bouche-à-oreille. Et c’est d’autant plus vrai que l’on descend dans l’échelle des salaires. Un cadre mis à la porte de son entreprise sera en effet repêché par des chasseurs de têtes et n’aura sans doute nul besoin de faire jouer ses connaissances. A l’inverse, un contremaître qui cherche un ouvrier pour un chantier, aura tendance à se tourner vers ses employés pour trouver une personne de confiance.

La recette alémanique

Par ailleurs, il est également connu qu’il existe une grande différence dans le temps moyen passé au chômage entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. «Toutes choses étant égales par ailleurs, les premiers y restent beaucoup plus longtemps que les seconds, explique Jean-Marc Falter. Cela veut dire qu’il y a quelque chose que les Alémaniques font mieux que nous. Et dans les faits, les enquêtes qualitatives dont nous disposons aujourd’hui sur le sujet montrent que nos compatriotes d’outre-Sarine font nettement moins confiance aux services publics de l’emploi pour retrouver du travail. On peut donc raisonnablement faire l’hypothèse qu’ils ont tendance à se débrouiller par eux-mêmes, en utilisant les ressources à disposition, à savoir les connaissances et les anciens collègues.» En d’autres termes, en matière de chômage, ce sont donc ceux qui en parlent le plus qui s’en sortent le mieux.