Campus n°112

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Le jour où le Léman s’est soulevé

En 563, Genève est submergée par un raz de marée. La découverte récente d’une couche de sédiments d’une épaisseur exceptionnelle témoigne de cette catastrophe connue jusqu’ici que par la chronique historique

On les imagine tétanisés, les yeux écarquillés fixés en direction du lac. En ce jour de l’an 563, les habitants de Genève voient fondre sur eux une vague d’au moins 8 mètres de haut progressant à l’allure d’un cheval lancé au triple galop. Après avoir semé la désolation sur les rives du Léman, la masse d’eau, en fin de course, avale la rade genevoise, submerge les moulins, détruit le pont qui enjambe le Rhône et se jette sur les murailles de la cité. Poussé par une force inexorable, le raz de marée passe par-dessus les remparts de la ville, y causant mort et destruction.

Cette séquence-catastrophe est-elle un mythe ou une réalité? Depuis un millénaire et demi, les seules preuves de cet événement sont littéraires et se trouvent dans les chroniques rédigées par deux évêques ayant vécu à cette époque. Marius d’Avenches (vers 530-601) et Grégoire de Tours (vers 539-594) évoquent en effet chacun à leur manière le décrochage d’un pan de montagne en Valais et son effondrement dans la plaine du Rhône provoquant, selon un enchaînement de circonstances obscures, l’apparition d’une vague destructrice déferlant sur le Léman.

Couche épaisse

Ce n’est que récemment qu’un élément plus substantiel est venu soutenir cette histoire. Il s’agit d’une couche de sédiments exceptionnellement épaisse reposant dans la partie la plus profonde du lac, entre Lausanne et Evian-les-Bains, et qui vient d’être découverte par une équipe genevoise. Stéphanie Girardclos, maître assistante à l’Institut des sciences de l’environnement (Faculté des sciences) et ses collègues présentent les caractéristiques de ce dépôt dans la revue Nature Geoscience du mois de novembre 2012.

«Notre objectif initial consistait à étudier la fréquence des très grandes crues du Léman dans le passé, explique Stéphanie Girardclos. Nous avions en tête le raz de marée de 563, connu des historiens, et nous pensions en retrouver la trace dans les sédiments du lac. A la condition qu’il ne s’agisse pas d’une légende, évidemment.»

Dès les premiers profils obtenus par la technique d’exploration dite de la sismique réflexion de haute résolution, Stéphanie Girardclos et Katrina Kremer, doctorante et première auteure de l’article, remarquent, dans l’empilement des sédiments qui se dévoile sur leurs graphiques, une anomalie de taille: une couche unique de 5 mètres d’épaisseur en moyenne. Au premier coup d’œil, elles se rendent compte qu’une telle masse de matière, si elle a été apportée par un seul et même événement, ne peut provenir que d’une crue ou d’un glissement de terrain véritablement gigantesque.

Pour en savoir plus sur cette couche géologique, il n’y a pas d’autre choix que de forer dans les sédiments et d’analyser les carottes. Seulement, le lit du lac, à cet endroit, se trouve à 310 mètres sous la surface. «A cette profondeur, notre machinerie n’est pas capable de forer des puits de plus de 11 ou 12 mètres, souligne Stéphanie Girardclos. Pour aller plus profond, il aurait fallu du matériel beaucoup trop sophistiqué et beaucoup trop coûteux au regard de nos modestes moyens.»

Malgré tout, les sondages atteignent facilement la couche convoitée mais ils ne parviennent pas à la traverser de part en part – à l’exception d’un forage réalisé sur la bordure de la zone. Une fois les carottes remontées, les échantillons sont passés au tamis pour extraire des restes organiques, notamment des feuilles et des aiguilles de pin piégées dans le sable. Leur datation au carbone 14 indique que l’énorme masse de sédiments découverte par les géologues s’est déposée entre 381 et 612 après J.-C., une période qui englobe l’année du raz de marée.

Lorsqu’on ajoute à cela que le sable prélevé de ces dépôts est le même que celui que l’on trouve dans le delta du Rhône, les derniers doutes des chercheurs s’envolent. «D’un côté, nous avons un quart de kilomètre cube – au moins – de matériel qui s’est déposé au fond du lac en une fois, précise Stéphanie Girardclos. De l’autre, il y a un récit catastrophique avec des montagnes qui s’écroulent et un raz de marée qui ravage les rives du Léman jusqu’à Genève. Il est difficile d’imaginer qu’il s’agisse de deux événements sans rapport l’un avec l’autre.»

Jour funeste

Que s’est-il donc passé précisément, ce funeste jour de 563? Les chroniqueurs s’accordent sur le fait que la montagne qui s’est écroulée est celle sur laquelle était construit le fort de Tauredunum, qui aurait été emporté et totalement anéanti par l’avalanche. Son emplacement est inconnu et varie aujourd’hui selon les traditions locales de Saint Maurice à Bret, près de Saint-Gingolph. Cependant, selon l’hypothèse la plus en vogue aujourd’hui, le Tauredunum serait situé sur la Suche. Ce mont culminant à 1539 mètres, au-dessus de la porte du Scex, présente une morphologie cohérente avec un éventuel décrochage rocheux vieux de quinze siècles. En plus, il se trouve assez proche du delta du Rhône. Aucun bloc issu de cette montagne n’a jamais été retrouvé dans la plaine mais, s’ils existent, ils doivent aujourd’hui probablement se trouver sous plusieurs dizaines de mètres de sédiments.

Selon l’évèque Grégoire de Tours, qui n’a pas assisté personnellement à l’événement, l’éboulement aurait créé une retenue d’eau qui aurait finalement cédé et provoqué le raz de marée. La réalité est probablement différente. Le scénario privilégié par les chercheurs genevois suppose que l’avalanche rocheuse serait tombée sur (ou près de) la partie terrestre du delta du Rhône. Le choc aurait déstabilisé cette partie du terrain formée par une accumulation multimillénaire de sédiments et aurait provoqué un effondrement secondaire dans la partie sous-lacustre du delta. Ce glissement aurait à son tour généré un raz de marée dévastateur.

«Le scénario que nous proposons dans notre article est inspiré d’un événement similaire, bien qu’à une échelle beaucoup plus petite, et qui est, lui, bien connu, explique Stéphanie Girardclos. Il s’est déroulé en 1806 dans le lac de Lauerz à Schwyz (voir ci-dessus). Un morceau du Rossberg s’est alors effondré, emportant le village de Goldau et provoquant une vague de 15 mètres sur le petit lac.»

Une vague de 8 mètres

Pour tenter de mieux comprendre les conséquences de l’éboulement sous-marin, Guy Simpson, chargé d’enseignement à la Section des sciences de la terre et de l’environnement, a créé une simulation numérique. En choisissant une option «conservatrice», c’est-à-dire en ne prenant que des valeurs basses pour tous les paramètres, le chercheur a obtenu la génération d’une vague atteignant 13 mètres à la hauteur de Lausanne et 8 à Genève.

«Ces chiffres nous ont choqués au début, se rappelle Stéphanie Girardclos. Nous avons vérifié les calculs et les modèles. Comme il ne semblait pas y avoir d’erreur, nous nous sommes replongés dans les archives historiques. Selon les chroniques, la vague serait passée par-dessus les murs de la ville de Genève. Les vestiges archéologiques de cette époque montrent que la base des remparts les plus bas se trouvait justement à 8 mètres au-dessus du niveau du lac. Il fallait donc que la vague ait quelques mètres de plus pour qu’elle puisse les franchir. Ce qui signifie que nos résultats ne sont pas excessifs. Au contraire, ils sous-estiment probablement la réalité.»

Sachant que durant les 1500 dernières années, d’importantes quantités de sédiments se sont de nouveau accumulées dans le delta du Rhône, il n’est pas impossible qu’une telle catastrophe se reproduise dans le futur. L’événement déclencheur ne sera peut-être pas une avalanche rocheuse, mais un tremblement de terre, par exemple. Le Valais connaît en moyenne une fois par siècle des secousses de magnitude 6. Il suffit que l’épicentre soit placé au mauvais endroit… Cela dit, l’article n’inclut aucune évaluation du risque. Il se borne à rappeler que dès qu’il y a un plan d’eau, il existe une possibilité de raz de marée. Et que, depuis au moins un siècle, la population s’est considérablement densifiée sur les rives des lacs.

Anton Vos

Les tsunamis dans l’histoire suisse

En 563, un éboulement massif frappe le delta du Rhône et provoque un raz de marée sur le Léman.

En 1584, un tremblement de terre près de la ville d’Aigle dans la vallée du Rhône entraîne un effondrement meurtrier et un raz de marée qui aurait inondé les rives de Villeneuve, Lausanne et Genève.

Le 16 septembre 1601, un séisme de magnitude 6,2 près du lac des Quatre-Cantons déclenche des vagues énormes qui submergent la ville de Lucerne.

En 1687, un effondrement du delta près de Brunnen déclenche un tsunami de 5 mètres qui cause d’importantes inondations autour du lac des Quatre-Cantons.

Le 2 septembre 1806, une énorme chute de roche de la montagne Rossberg en Suisse centrale détruit le village de Goldau. La partie la plus orientale du massif frappe le lac de Lauerz, déclenchant un tsunami de 15 mètres de haut.