Campus n°114

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Dossier | Santé globale

La télémédecine joue en ligue globale

Le réseau de télémédecine RAFT permet aux médecins de la brousse africaine de soumettre des cas de patients à des collègues à travers le continent et de suivre des cours de formation continue sans quitter leur dispensaire

C'est un effet d’aspirateur implacable. La main-d’œuvre locale étant insuffisante, les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) engagent du personnel frontalier. Les établissements de santé français emploient à leur tour des médecins et des infirmières du sud de l’Europe. Les pays méditerranéens font de même avec des soignants d’Afrique du Nord, et ces derniers attirent ceux des pays du sud du Sahara, déjà peu pourvus au départ, et qui voient ainsi une partie de leurs professionnels de la santé s’en aller inexorablement vers le Nord sans pouvoir se fournir ailleurs. Cette accentuation du déséquilibre mondial des forces de travail dans le domaine de la santé est un des effets pervers de la mondialisation qui fait partie des enjeux de la santé globale. C’est dans ce contexte que des initiatives comme le RAFT (Réseau en Afrique francophone pour la télémédecine), mis en place et dirigé par Antoine Geissbühler, professeur au Département de radiologie et informatique (Faculté de médecine), peuvent apporter des solutions.

Expertise appréciée « Le RAFT n’est pas un projet de santé globale à proprement parler, précise le chercheur genevois. Mais il est une bonne illustration de la maxime chère aux tenants d’une mondialisation réussie : “pensez global, agissez local.” En fin de compte, les membres du réseau sont en effet des médecins isolés dans la brousse, vivant et agissant localement au sein de leur communauté, en fonction de la réalité du terrain. Grâce au RAFT, ils sont insérés dans un réseau professionnel régional ou national inscrit lui-même dans un système plus vaste englobant une partie du continent et qui rassemble au final une palette d’expériences très riches et très appréciées. »

Rompre l’isolement Lancé en février 2000, le RAFT vise à rompre l’isolement et la précarité des centres de soins éparpillés dans la brousse africaine. Grâce à des logiciels (gratuits) développés à l’Université de Genève, notamment par Jean-Marc Naef, de la Division informatique, les hôpitaux peuvent se transmettre des images et des documents par Internet, même si les conditions sont difficiles, avec une bande passante très réduite ou des coupures de courant fréquentes. Il suffit donc de doter le dispensaire d’un ordinateur portable muni des fameux programmes informatiques, d’une caméra et d’une connexion (via satellite grâce à des antennes ou via le réseau de téléphonie mobile) et le tour est joué.

A partir de cette installation sommaire mais robuste, les médecins de campagne peuvent communiquer avec leurs collègues de l’hôpital de la capitale, voire avec ceux des HUG, où sont d’ailleurs installés les serveurs informatiques du RAFT. Le système permet, d’une part, de dispenser des cours de formation continue et, de l’autre, de pratiquer des consultations, le tout à distance, sans bouger du dispensaire. Certains hôpitaux ruraux ont même été équipés d’échographes et d’électrocardiographes adaptés aux conditions du terrain. Le médecin local, qui a reçu au préalable une formation accélérée de deux semaines, peut ainsi envoyer immédiatement les images obtenues à des experts, installés parfois à des milliers de kilomètres, pour obtenir une confirmation ou une correction de son diagnostic.

« Quand un médecin demande un avis sur le réseau, il n’obtient pas une réponse en direct, précise encore Antoine Geissbühler. Il est très difficile de coordonner rapidement les emplois du temps des uns et des autres. En revanche, grâce aux outils informatiques que nous avons développés, il peut poser ses questions et joindre les documents (radios, rapports…) nécessaires à la compréhension du cas via Internet et être sûr de recevoir une réponse dans les 24 heures. »

Baisse des coûts Et c’est là le principal bénéfice du réseau. Grâce à lui, le médecin de brousse n’est plus obligé de s’absenter régulièrement pour se rendre en ville afin de consulter ses collègues ou de suivre un colloque, laissant derrière lui un centre de soins sans remplaçant. Mieux, il peut soigner sur place des malades qui, en temps normal, auraient dû être envoyés vers un hôpital plus important. Les patients évitent ainsi souvent un voyage dangereux et coûteux, pour eux et la famille qui les accompagne.

« Nous avons mené les premières études mesurant l’impact réel de RAFT sur le système de santé local, explique Antoine Geissbühler. Deux mémoires de maîtrise universitaire, que viennent d’achever Laurence Thévoz et David Pécoul, ont porté sur l’évaluation médico-économique de la télémédecine au Mali. Ils ont pu montrer que le RAFT entraîne une baisse significative des coûts puisque les patients ne doivent pas forcément se rendre à Bamako pour se faire soigner. L’autre avantage est que le réseau a souvent aidé les médecins de brousse à prendre les bonnes décisions et à poser les bons diagnostics, ce qu’ils n’auraient probablement pas pu faire sans son appui. »

Quelques indicateurs semblent également montrer que, grâce au RAFT, les médecins de campagne restent plus longtemps à leur poste. Le taux de rotation dans les centres de soins ruraux est en effet très élevé. Il n’est pas rare qu’après une année seulement les médecins s’en aillent, fatigués des conditions de travail. Désormais, il semblerait qu’ils demeurent plus longtemps en place car leur travail est plus satisfaisant. Grâce à la télémédecine, ils ont davantage de consultations, sont plus disponibles pour leurs patients et sont valorisés dans leur pratique par le fait que la bonne réputation de leur centre de soins se répand loin à la ronde.

Le RAFT est implanté dans chaque pays avec le soutien des autorités. Le processus commence toujours modestement et le nombre d’hôpitaux connectés croît ensuite régulièrement jusqu’à former un véritable réseau de personnes, médecins, politiciens, techniciens, etc. Plus de 80 % des consultations et des séminaires (dispensés trois fois par semaine) sont produits ou traités par des équipes africaines. Plus qu’un transfert de connaissances Nord-Sud, le RAFT est donc devenu une véritable plateforme d’échange Sud-Sud. Le réseau vient d’ailleurs de recevoir en septembre à Tunis l’e-Health Award 2013, catégorie Empowering the health workforce, un prix décerné par la Banque africaine de développement.

D’un continent à l’autre Soutenu principalement par le Fonds de solidarité internationale de l’Etat de Genève, ainsi que par les HUG, l’Université, la Fondation Lynx for Hope et la Fondation Johnson et Johnson, le RAFT, après plus de treize ans de fonctionnement, continue de se développer. Aujourd’hui, en Afrique, une vingtaine de pays, surtout francophones mais aussi anglophones, font partie du réseau. D’autres sont sur le point de le rejoindre, comme le Togo ou le Gabon. Des premiers contacts ont aussi été établis avec l’Angola. La création en Afrique d’un réseau lusophone (le portugais est la langue la plus parlée dans l’hémisphère Sud) pourrait attirer le Brésil, très expérimenté en matière de télémédecine en raison de son très vaste territoire, et faire de lui un partenaire précieux du RAFT.

Par ailleurs, depuis 2011, un réseau indépendant s’est également développé, grâce au soutien de la société horlogère Piaget, dans l’Altiplano bolivien (autour du lac Titicaca, du lac salé d’Uyuni et de la région d’Oruro), qui présente de nombreuses similitudes, en termes d’isolement et de pauvreté, avec l’Afrique. Cette extension latino-américaine du réseau a valu à Antoine Geissbühler de se voir approché par l’Union internationale des télécommunications (UIT), désireuse d’étendre le principe du RAFT à tout le continent sud-américain. Un accord de principe a été signé entre l’Université et l’UIT et même si le projet n’existe pour l’instant que sur le papier, c’est une bonne illustration, selon le médecin genevois, de ce que les économistes appellent la reverse innovation.

Ce terme, imaginé par des professeurs du Dartmouth College au New Hampshire et par le PDG de General Electrics en 2009, désigne les innovations développées pour répondre à des besoins spécifiques du terrain et qui, par la suite, trouvent un débouché global. Il s’oppose au concept de « glocalisation », qui tend à adapter à un marché local un produit initialement pensé pour être vendu à une échelle globale.

« Le but du RAFT est que les pays participants, après quelques années, s’emparent totalement du réseau national que nous avons implanté et récupèrent les compétences que nous avons édifiées sur place, explique Antoine Geissbühler. Le réseau de l’Altiplano, bien qu’il conserve des liens forts avec nous, est actuellement totalement géré depuis la Bolivie par des personnes dont certaines sont passées par mon équipe. Notre cellule au Niger, quant à elle, sur l’initiative du Ministère de la santé local vient d’identifier tous les hôpitaux du pays connectés à Internet mais qui ne sont pas encore membres du RAFT. Ils en ont trouvé une trentaine qui vont simplement intégrer le réseau. Au Tchad, c’est le gouvernement qui a pris sur lui d’installer des antennes satellites dans des hôpitaux isolés. »

Des antennes satellites, il y en aura d’ailleurs de moins en moins besoin. Sans que cela améliore la qualité de la connexion, le système 3G se répand progressivement sur tout le continent. C’est une bonne nouvelle pour les finances du RAFT. Un abonnement pour une connexion par satellite coûte en effet plus de 400 francs par mois, sans parler du coût de l’antenne, alors que via la téléphonie mobile, ce prix chute à 30 francs. Ces frais représentant l’une des principales charges sur le long terme du réseau, cette diminution permettra de transférer des fonds vers d’autres projets d’implémentation.

http://raft.hcuge.ch/

Bio express

Nom : Antoine Geissbühler Nationalité : Suisse Titres : médecin-chef du Service de cybersanté et télémédecine des HUG, directeur du département de radiologie et informatique médicale (Faculté de Médecine)

Parcours : Après une formation à l’Université de Genève, il se spécialise durant près de quatre ans à l’Université de Vanderbilt, aux Etats-Unis. Il revient à Genève en 1999 et devient professeur ordinaire en 2006.