Campus n°118

L'alliance du lion et du porc-épic

certaines sociétés ont fait de l’injure un instrument de paix. C’est notamment le cas avec le phénomène de « parenté à plaisanterie », très répandu en afrique de l’ouest. Explications

Par un étonnant renversement, l’injure peut parfois être un vecteur de paix. Ritualisées, encadrées par des règles bien établies, les joutes oratoires que connaissent de nombreuses sociétés ont ainsi pour objectif de canaliser les conflits communautaires en offrant un exutoire à la violence. Depuis la montée en puissance du mouvement hip-hop, de nombreux sociologues ont mis en évidence l’importance centrale des clash et autres battle dans cette culture fortement compétitive et volontiers virulente. Le procédé, immortalisé sur écran géant par le réalisateur américain Curtis Hanson en 2002 avec le film 8 mile (avec Eminem dans le rôle principal), consiste à clouer le bec de son opposant à grand renfort d’invectives plus ou moins inspirées. Le tout en rythme et dans un laps de temps donné. La finalité : démontrer son talent et son inspiration, bien sûr, mais également éviter d’en venir aux mains, voire aux armes à feu.

« Duel au chant » Les rappeurs d’aujourd’hui n’ont cependant rien inventé. Des pratiques semblables sont en effet attestées depuis longtemps déjà dans différentes parties du globe. En 1904, dans son Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, l’ethnologue français Marcel Mauss décrit ainsi une cérémonie baptisée « duel au chant » au cours de laquelle deux adversaires munis de tambours se couvrent d’injures, « jusqu’à ce que la fertilité d’inventions de l’un lui assure la victoire sur l’autre ». « L’estime des assistants est la seule récompense, leur blâme la seule peine qui sanctionne ce singulier jugement », précise le scientifique.

C’est cependant en Afrique de l’Ouest que ce phénomène semble aujourd’hui le plus répandu. « Dans cette région, les gens sont, d’une manière générale, très sensibles à l’insulte, qui est un fait grave, explique Eric Huysecom, professeur associé au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences). Le sens de l’honneur y est encore très fort, ce qui fait que, dans la plupart des cas, ce genre d’attaque passe beaucoup plus mal que chez nous. C’est d’autant plus vrai que la parole possède un caractère sacré, puisqu’aux yeux de ces populations, c’est un don de Dieu. Il y a cependant deux cas qui font exception : celui des griots et celui de ce que l’on appelle la parenté à plaisanterie

Figure qu’on pourrait, de ce point de vue, comparer à celle du fou du roi de l’Occident médiéval, le griot jouit d’une liberté de parole quasi totale. Les membres de cette caste peuvent ainsi proférer des propos outranciers quand ils le veulent, où ils le veulent et à l’adresse de qui ils veulent, quel que soit le rang de la personne concernée. Certaines de ces diatribes se font d’ailleurs publiquement, sur la place du marché, par exemple. « Une personne de statut noble ne peut pas prendre position dans un conflit sans risquer d’offenser son opposant et de voir le conflit dégénérer, poursuit l’anthropologue. Le griot remplit cette fonction et permet d’apaiser la querelle en disant ce qui doit être dit

Au nord du Bénin, c’est la même logique qui préside aux « chants de blâme » des Peuls. En cas de comportement contraire à la morale, c’est, dans le cas présent, un groupe de jeunes hommes qui est chargé de composer et d’interpréter de véritables diatribes mêlées d’injures à l’encontre de la personne fautive. Chants qui sont ensuite diffusés sur la place du marché.

Buveurs de bière et buveurs de lait La « parenté à plaisanterie » est une autre pratique traditionnelle qui autorise, et parfois même oblige, des membres d’une famille ou d’une ethnie à se moquer ou à s’insulter mutuellement. Souvent perçu comme une sorte de jeu, le procédé constitue en réalité un rempart efficace contre les conflits ethniques, claniques ou sociaux. Pouvant prendre des formes variées, il est très codifié et porte toujours sur un registre spécifique.

Les Peuls, qui sont traditionnellement des éleveurs, accusent ainsi les Bobo d’être des buveurs invétérés de dolo (bière de mil ou de maïs), tandis que les Bobo, qui sont des cultivateurs, reprochent aux Peuls de consommer du lait, ce qui est, selon eux, une marque d’immaturité physique.

Dans la société polygame des Zarma, au Niger, l’arrivée d’une nouvelle épouse donne, en revanche, lieu à une cérémonie au cours de laquelle toutes les femmes épousées en premières noces et toutes celles qui ont été épousées en secondes noces s’insultent mutuellement.

Au Burkina Faso, il est attesté que lors des enterrements, les parents à plaisanterie peuvent aller jusqu’à moquer le défunt en l’imitant, ou en faisant semblant de pleurer devant les membres de la famille, comme ce fut le cas lors des funérailles de l’ancien chef d’Etat Aboubacar Sangoulé Lamizana.

Les origines des parentés à plaisanterie sont multiples, mais elles reposent toujours sur une histoire vraie ou inventée, mythique ou légendaire, au contenu conflictuel. « Dans le cas de la parenté à plaisanterie unissant les deux grandes familles que sont les Diarra et les Traoré, les liens remontent au XVIIe ou XVIIIe siècle, explique Eric Huysecom. A cette époque, le royaume de Ségou, au Mali, a été marqué par des conflits dynastiques très violents entre Diarra et Traoré à l’issue desquels ce mode de relation a été mis en place. Depuis il a perduré en ne cessant de se renforcer.»

L’injure n’est cependant qu’une facette de la parenté à plaisanterie qui implique un engagement beaucoup plus large. « Les membres des deux communautés engagées se doivent ainsi une certaine assistance. Ils peuvent être appelés pour servir de médiateur dans un conflit interne ou pour garantir un serment qui a alors force de loi », commente Anne Mayor, anthropologue et chargée de cours au Département de génétique et évolution. Dans certains cas, la relation s’accompagne également de tabous. Bozo et Dogons ne peuvent par exemple pas avoir de relations sexuelles entre eux. De même qu’il leur est interdit de voir couler le sang d’un membre de l’autre groupe ethnique.

«La parenté à plaisanterie a un rôle pacificateur évident, conclut Anne Mayor. Elle permet d’apaiser énormément de tensions au quotidien. Et, à plus large échelle, le fait est qu’il n’y a plus eu de conflit militaire majeur depuis près de deux cents ans entre les sociétés ouest-africaines qui sont liées par des liens de parenté à plaisanterie, alors qu’ils restent très fréquents dans les régions où cette coutume n’est pas pratiquée.»