Campus n°118

Que le sourire soit en vous

Sciences affectives

La vue d’un sourire active chez l’observateur une mimique imperceptible. Une étude montre que cette réponse inconsciente est d’autant plus forte que l’expression de joie est jugée authentique

Quand vous entrez dans une boutique, le vendeur vous accueille avec le sourire. Quand vous en sortez quelques instants plus tard, délesté de quelques billets et le cabas plein, le commerçant vous dit au revoir avec le même sourire. Une seule expression faciale mais deux émotions distinctes. La première a l’intention de séduire ou de manipuler le potentiel acheteur, la seconde reflète la satisfaction d’avoir actionné le tiroir-caisse. Un « faux » sourire, qui s’affiche sur commande, et un « vrai », qui exprime la joie. Peut-on les distinguer, à la manière de l’infaillible docteur Cal Lightman, de la série télévisée américaine Lie to Me, spécialisé dans la détection des émotions grâce à une connaissance absolue de la communication non verbale?

Ce n’est pas si simple, à en croire une étude publiée dans la revue PLoS One du mois de juin et dirigée par Didier Grandjean, professeur associé à la Section de psychologie et membre du Centre interfacultaire des sciences affectives. Selon cet article, un sourire a plus de chances d’être jugé authentique lorsque sont activés simultanément les muscles zygomatiques (qui actionnent la lèvre supérieure) et orbiculaires (qui produisent les pattes-d’oie aux coins des yeux), le tout accompagné d’une légère ouverture de la bouche.

Mimique inconsciente Mais ce n’est pas tout. Un sourire qualifié de vrai est également corrélé avec une activation de ces mêmes muscles, non pas chez le sourieur mais chez l’observateur cette fois-ci, comme si celui-ci mimait l’expression faciale à laquelle il est exposé. Une mimique (le terme scientifique désignant ce phénomène est mimicry) inconsciente et imperceptible à l’œil mais mesurable à l’aide d’électrodes.

«Notre étude s’inscrit dans un effort plus large visant à comprendre comment les individus se construisent une représentation mentale d’autrui lors d’une interaction, explique Didier Grandjean. Cette représentation mentale est essentielle pour s’adapter à l’autre. Largement inconsciente, elle nécessite le décodage constant de toute la communication non verbale de l’interlocuteur qu’il s’agisse de l’expression faciale, des mouvements des yeux, de la posture, des gestes, de la voix, etc. Dans ce contexte, le sourire est un des éléments les plus fréquents et les plus importants. Par exemple, le fait de juger un sourire authentique ou faux peut totalement changer la nature d’une discussion ou d’une négociation

Guillaume Duchenne de Boulogne, médecin et neurologue français du XIXe siècle, est l’un des premiers à avoir étudié le sourire sous l’angle des neurosciences. Ses expériences de stimulations électriques des muscles faciaux menées sur des volontaires l’amènent à la conclusion qu’un vrai sourire ne dépend pas seulement des muscles buccaux mais aussi des muscles oculaires, générant les fameuses pattes-d’oie. C’est même la présence de ces dernières qui définit le sourire authentique aussi appelé sourire de Duchenne.

Plus tard, dans les années 1970, le psychologue américain Paul Ekman, qui a d’ailleurs servi de modèle au personnage de Cal Lightman évoqué plus haut, décompose les mouvements possibles du visage en une cinquantaine d’« unités d’action » élémentaires dont la combinaison permet de recréer toutes les expressions faciales traduisant les différentes émotions humaines. Une grande partie de la recherche actuelle dans ce domaine repose encore sur ces travaux qui relaient eux aussi l’idée que le marqueur de Duchenne est déterminant dans le jugement d’authenticité du sourire.

Fausses pattes-d’oie «Pourtant, des études récentes ont montré que les pattes-d’oie sont aussi présentes dans de faux sourires, précise Didier Grandjean. Cette expression, censée être moins manipulable que les muscles zygomatiques, peut elle aussi être copiée grâce à un peu d’entraînement. C’est pourquoi, dans notre travail, nous sommes allés un peu plus loin et nous nous sommes intéressés plus spécifiquement au phénomène de mimicry.»

Pour ce faire, une trentaine de volontaires ont observé des visages de synthèse, des avatars très réalistes conçus spécialement par les chercheurs genevois et dont on peut activer les « muscles » à volonté pour composer toutes les unités d’actions définies par Paul Ekman. Pour générer des sourires, seuls quatre d’entre elles ont été nécessaires, celles qui animent les zygomatiques, les orbiculaires ainsi que l’ouverture de la bouche et des lèvres. Les participants ont ainsi pu juger l’authenticité des expressions virtuelles tout en étant observés eux-mêmes. Des électrodes ont en effet suivi l’activité de leurs muscles faciaux.

Résultat : en animant les avatars, les expérimentateurs ont mesuré chez les participants une légère suractivation des muscles faciaux de l’ordre de quelques dizaines de micro-volts. Plus les muscles des visages de synthèse sont activés, plus cette réponse est forte. Et celle-ci est corrélée au jugement d’authenticité exprimé par les mêmes participants.

Neurones miroirs « Le phénomène de mimicry est associé aux processus d’apprentissage et est probablement relié aux neurones miroirs, ces cellules nerveuses qui s’activent non seulement lors de l’action du sujet mais également lors de la perception d’actions similaires chez autrui, analyse Didier Grandjean. Mais est-ce que ces petites suractivations musculaires sont des résidus, sans autre aspect fonctionnel, de l’imitation dont les enfants font usage pour intégrer les expressions faciales et qui est ensuite abandonnée avec l’âge ? Ou au contraire représentent-elles une aide à la construction de la représentation d’autrui ? La question reste largement ouverte. »

Les chercheurs genevois tentent d’en savoir plus et, pour cela, prolongent leur étude en y ajoutant l’imagerie cérébrale et une technique appelée la stimulation magnétique transcrânienne. Les résultats ne sont pas encore publiés.

En plus d’augmenter les connaissances fondamentales concernant les mécanismes de représentation de l’autre, essentiels dans les espèces sociales comme l’être humain, les travaux de l’équipe de Didier Grandjean pourraient aussi présenter un aspect thérapeutique. De tels résultats pourraient par exemple servir à élaborer des procédures de réhabilitation cognitive chez certains enfants souffrant du trouble envahissant du développement (TED). Ces derniers ont en effet de grandes difficultés (s’ils n’en sont pas incapables) à se représenter l’état mental de la personne avec qui ils interagissent. Il est toutefois possible de le leur apprendre en décodant les signes non verbaux et en leur expliquant leur signification et leur importance relative. Une démarche analytique que Didier Grandjean a déjà entreprise avec succès dans un autre domaine, celui de la voix.

«Ces enfants, ceux qui ont les facultés cognitives suffisantes du moins, adorent cette approche, note le psychologue. On peut leur apprendre quelles émotions sont transmises par la voix, que la joie engendre telle modulation, la colère telle autre, etc. Cela paraît très compliqué car chez les personnes saines, le ressenti des émotions et la capacité à se représenter l’état mental de l’autre sont étroitement imbriqués du point de vue neuronal et tout cela est géré de manière automatique. Chez les TED, en revanche, les deux restent dissociés

Anton Vos