Campus n°124

Quand le monde était couleur sépia

Avant les « selfies » et les cartes postales, les clichés exotiques ont façonné l’imaginaire collectif en donnant à voir aux Occidentaux un monde colonisé répondant à leurs attentes et à leurs fantasmes

L’altérité peut prendre les traits d’un monstre comme dans l’histoire de Frankenstein, dont on fête cette année les 200 ans (lire notre dossier). Mais ce qui apparaît comme radicalement étranger à notre nature peut aussi exercer une forme de curiosité et d’attirance. C’est le cas des clichés exotiques, ces images du monde colonisé produites en grandes séries au cours de la seconde partie du XIXe siècle. Un genre auquel Jean-François Staszak et Lionel Gauthier (respectivement professeur et assistant au sein du Département de géographie et environnement de la Faculté des sciences de la société) avaient déjà consacré une exposition au cours de l’été 2013 (lire Campus 113) et qui fait aujourd’hui l’objet d’un livre grand format.

Largement basée sur la collection rassemblée par le Genevois Alfred Bertrand (1856-1924), qui compte plus de 1500 photographies provenant des cinq continents, cette publication offre un regard unique sur le monde tel qu’il apparaissait aux Occidentaux au milieu du XIXe siècle.

Changement de focale «Le moment des clichés exotiques – les années 1860-1890 – est spécialement important, expliquent les deux auteurs dans leur introduction. Il correspond à un changement d’échelle dans les pratiques touristiques, qui, pour les classes les plus privilégiées, s’étendent alors à l’ensemble du monde, dont les voyageurs peuvent désormais faire le tour pour leur plaisir. C’est aussi le moment, et ce n’est pas une coïncidence, où culmine la colonisation européenne. Nous faisons l’hypothèse qu’à cette époque se cristallise, en même temps que la culture coloniale, une culture visuelle, et que les clichés exotiques en sont les catalyseurs.»

D’autant plus efficaces que la photographie leur donne une apparence d’authenticité et de véracité que n’avaient pas les toiles ou les gravures des siècles précédents, les clichés exotiques ne montrent pas le monde tel qu’il est, mais un ailleurs «domestiqué, rassurant et, surtout, déjà vu».

Appel au rêve Produites en série par des photographes professionnels qui travaillent pour des ateliers spécialisés, ces images sont avant tout des objets commerciaux qui doivent séduire les premiers voyageurs découvrant ces territoires éloignés et encore largement inexplorés. Qu’elles aient vocation à attester d’un séjour touristique, à agrémenter le quotidien de marins et de militaires ou à documenter le travail d’archéologues, d’ethnologues ou de botanistes, elles se doivent d’appeler à l’inconnu, à la rêverie et à l’évasion.

«Ce qui définit le cliché exotique, expliquent les auteurs, c’est, d’une part, leur aspect stéréotypé et, d’autre part, le fait que ces images représentent un ailleurs pittoresque. Au sens propre, un paysage pittoresque est un paysage qui mérite d’être peint (ou photographié). Mais si on l’identifie comme tel, c’est qu’on l’a déjà vu en peinture (ou photographié). Ce qui explique que les mêmes motifs reviennent souvent: paysages, monuments, moyens de transports, portraits de «type» humains…»

L’opération n’est toutefois pas innocente, puisque dans la plupart des cas, elle revient à réduire la variété du monde à quelques traits saillants, caricaturaux et spectaculaires.

Genre très prisé, le portrait – généralement cadré en pied – ne vise ainsi pas tant à montrer des individus qu’à cataloguer et à hiérarchiser les différentes sociétés humaines en prenant soin de montrer leur infériorité par rapport à l’Occident. Comme on le ferait pour des plantes dans un herbier, les sujets, généralement anonymes, sont décrits uniquement par leur métier (Charmeurs de serpents, Vendeurs de momies, Raccommodeur de pipes), leur condition sociale (Rajah et sa femme, Roi George du Tonga, Mendiant, Condamné) ou leur origine géographique (Bachi-bouzouks, Chrétiens de Saparoua, Chinoise de Canton, Aborigène d’Australie, Homme du Népal).

«Le corps indigène est un paysage ou un document; il n’est pas l’incarnation d’un individu, expliquent Lionel Gauthier et Jean-François Staszak. Ces photographies ne sont pas des portraits; elles montrent plutôt des spécimens, ou, pour être plus précis, des peaux.»

Un Orient fantasmé Cette violence symbolique se double souvent, lorsque le sujet est une femme, d’une dimension érotique. Représentée à l’envi seins nus ou juste assez dévêtue pour susciter le désir, la femme indigène apparaît en effet dans ces clichés d’abord et surtout comme un objet de fantasme.

Alors qu’à la même époque en Europe les photographies montrant des femmes dévêtues relèvent explicitement de la pornographie ou se dissimulent sous couvert d’études anatomiques à caractère artistique, ces règles n’ont pas lieu d’être en Orient, en Afrique ou en Asie. Dans ces régions en effet, tous les prétextes sont bons pour banaliser et justifier la nudité des femmes qui n’est en rien le reflet des habitudes locales: un relâchement des mœurs lié au climat, l’innocence propre aux «bons sauvages» ou encore le caractère par nature lascif des représentantes du «beau sexe» dans le monde oriental.

Et qu’importe si les modèles – recrutées le plus souvent parmi les prostituées ou les classes sociales les plus pauvres – sont rares et se prêtent au jeu de mauvaise grâce comme en témoigne leur expression, généralement distante sinon hostile.

«Ce que ces images trahissent surtout, c’est la fixation des clients occidentaux sur le corps de ces femmes considérées comme exotiques, expliquent les deux géographes. On peut dès lors s’interroger sur les attentes et les pratiques que ce genre d’image suscite chez le touriste qui les a en tête alors qu’il visite l’Orient. Le cliché exotique fait en effet du motif de «la Mauresque aux seins nus», par exemple, un objet de désir, mais peut-être également un objet de marché.»

Le monde à portée de main Diffusés également en Europe, où ils sont rapportés et montrés par des voyageurs, présentés lors des grandes expositions internationales ou publiés dans des magazines spécialisés, les clichés exotiques contribuent également à façonner un ailleurs désirable aux yeux d’un public parmi lequel se trouvent nombre de colons potentiels. «Les clichés exotiques montrent qu’on peut visiter le monde, voire s’y établir, complètent les deux auteurs. Qu’on y est en sûreté, qu’on y trouve des ressources et des curiosités. Qu’il est disponible. Sous des dehors charmants, ces images offrent aux Occidentaux un monde à regarder, à visiter, à exploiter.»

Vincent Monnet

«Clichés exotiques. Le tour du monde en photographies (1860-1890),» par Lionel Gauthier et Jean-François Staszak, Editions de Monza, 231 p.