Campus n°127

L’Islande sous le marteau de THor

Les mythes du Nord ont été mis par écrit au XIIIe siècle. Ces récits renseignent moins sur la religion des vikings du VIIIe siècle, période durant laquelle se déroule la série télévisée du même nom, que sur la géopolitique de la Scandinavie au moment où ils ont été rédigés.

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La série télévisée Vikings se veut très proche de la réalité. Commandée par la chaîne américaine History, bénéficiant des conseils de nombreux experts, elle relate avec minutie la vie, les intrigues et les faits d’armes de Ragnar Lothbrok et de ses guerriers venus du froid vers la fin du VIIIe siècle. La religion – ou la mythologie – tient une place très importante dans la production. Un choix qui permet de montrer que ce ne sont pas seulement les hommes qui se battent mais aussi tout le panthéon scandinave, mené par Odin et Thor, qui entre en collision frontale avec le dieu unique du christianisme. Le souci, aussi bien pour les scénaristes de la série que pour les historiens des religions d’ailleurs, c’est qu’il n’y a pratiquement aucun moyen de se faire une idée précise de l’univers mental des Vikings à l’époque où ils font irruption dans l’histoire occidentale avec le pillage en 793 du monastère de Lindisfarne (dans le nord de l’Angleterre). Mis à part quelques runes énigmatiques sur des pierres et des chroniques chrétiennes forcément polémiques quand il est question de paganisme, les plus anciennes sources écrites décrivant la mythologie nordique sont en effet beaucoup plus tardives. Il s’agit pour la plupart d’entre elles des textes datant du XIIIe siècle, soit plus de quatre cents ans après les événements relatés par la série télévisée. L’Islande, la Norvège, le Danemark et la Suède ont alors adopté officiellement le christianisme depuis déjà deux siècles.
Le problème se corse encore lorsqu’on sait que, malgré les apparences, ces textes ne cherchent pas à transmettre fidèlement une tradition ancestrale. Leur objectif consiste davantage à mettre en scène, dans un cadre mythologique, les tensions déchirant la société scandinave à l’époque où ils ont été écrits. C’est en tout cas l’idée défendue par Nicolas Meylan, chargé de cours à l’Unité d’histoire et d’anthropologie des religions (Faculté des lettres), spécialiste des religions scandinaves, lors d’une intervention publique qu’il a donnée cet automne dans le cadre du cycle de conférences organisé par la Maison de l’histoire et intitulé The Historians, saison 1.

Le voyage de Thor

Pour illustrer sa thèse, le chercheur genevois s’est concentré sur une scène de la série (épisode 3, saison 3), celle où un vagabond, qui se fait nommer Harbard, s’arrête dans la demeure de Ragnar Lothbrok alors absent pour cause de conquête du Wessex. Les femmes restées au foyer offrent le gîte et le couvert au visiteur qui, en contrepartie, leur raconte une histoire qu’il prétend avoir vécue lui-même. Selon ce récit, le vagabond, alors qu’il traverse l’Utgard (pays d’au-delà des océans), croise le chemin du roi des géants qui l’invite dans son château. Pour être accepté, le voyageur doit cependant faire la preuve d’un talent hors du commun. Comme il se vante de sa capacité à boire beaucoup, on lui tend une corne et on lui demande de la vider en un ou deux traits. Sûr de son fait, Harbard boit à grandes gorgées jusqu’à ce que le souffle lui manque. Mais quand il repose sa corne, le niveau du liquide a à peine baissé. Un peu désarçonné, il réclame alors une deuxième chance sous la forme d’un combat de lutte. A sa grande surprise, on lui oppose la nourrice du roi qui est alors très âgée. Dès le début du combat, Harbard se rend compte que la femme est incroyablement forte. Malgré tous ses efforts, une clé de bras de l’aïeule l’oblige à mettre un genou à terre.
Lorsque le visiteur, humilié, s’apprête à quitter les lieux, le roi des géants lui avoue avoir fait appel à des subterfuges et à des illusions pour le berner. La corne, lui dit-il, est reliée à la mer, il ne pouvait donc pas la vider. Mais il sera surpris, poursuit le roi, lorsqu’il retournera près de l’océan de voir à quel point son niveau a baissé. La vieille nourrice, quant à elle, représente la vieillesse. Personne ne peut la vaincre. Mais le roi a néanmoins été impressionné par la résistance offerte par Harbard. Ayant écouté le conte, une des femmes affirme alors ne pas croire que le héros de ces aventures soit le vagabond mais plutôt le dieu Thor, le seul capable de vider les océans et de résister à la vieillesse. En servant cette histoire, les scénaristes de la série ont, semble-t-il, voulu rappeler au téléspectateur attentif la délimitation des rôles des deux dieux principaux de la mythologie nordique : Thor, qui symbolise la force et qui est le héros original de cet épisode, et Odin, roublard et rusé qui apparaît sous les traits du vagabond-conteur. Harbard, qui signifie Barbe grise en vieux norois, est en effet un des nombreux surnoms du maître du Walhalla, la demeure des dieux nordiques.

Défi impossible « C’est une vision un peu réductrice, estime Nicolas Meylan. Cette histoire est un condensé et une simplification de l’épisode du voyage de Thor chez le géant Utgarda-Loki tel qu’on peut le lire dans différentes sources. Dans une des versions, Thor n’est pas seul mais accompagné du dieu Loki et de deux enfants qui lui servent de serviteurs ou d’esclave. Par ailleurs, les aventures commencent bien avant l’arrivée au château. Les épreuves sont également plus nombreuses dont un défi impossible à relever consistant à manger une auge remplie de viande plus rapidement qu’un certain Logi (qui se révèle être le feu sauvage), une course de vitesse contre Hugi (imbattable puisqu’il s’agit en réalité de l’esprit du roi des géants) ou encore la tentative infructueuse de soulever un chat sous les traits duquel se cache en fait le serpent de Midgard. »
La source en question n’est autre que la fameuse Edda rédigée par le poète et historiographe islandais Snorri Sturluson (1179-1241). C’est dans ce même recueil que Michael Hirst, le scénariste de Vikings, a puisé pour reconstituer la religion scandinave des personnages de sa série et en particulier l’histoire simplifiée du voyage de Thor. Le choix n’est pas illogique. Il s’agit de l’un des récits les plus anciens et les plus complets qui existent sur la mythologie nordique dans son ensemble. De nombreux historiens des religions estiment qu’il est basé sur des sources orales et écrites plus anciennes, aujourd’hui disparues, et qu’il transmet fidèlement une tradition scandinave ancestrale. Certains spécialistes cherchent d’ailleurs toujours à démêler dans le contenu de l’Edda ce qui est « authentique » de ce que Snorri Sturluson a lui-même apporté.
Pour Nicolas Meylan, toutefois, une telle approche est vaine. Selon lui, la mythologie n’est rien d’autre qu’une idéologie politique mise sous forme narrative. Il faut, par conséquent, lire le voyage de Thor en tenant compte du contexte politique et social de la Scandinavie du vivant de Snorri Sturluson. Depuis sa colonisation au IXe siècle par les Norvégiens (entre autres), l’Islande, dépourvue de pouvoir exécutif, est indépendante. Les habitants sont libres – leur statut a même fait rêver un millénaire plus tard l’économiste américain Milton Friedman – bien que leur société soit basée sur une économie de subsistance. Toutefois, au début du XIIIe siècle, la Norvège cherche à étendre son influence vers l’extérieur. Ayant terminé le processus de centralisation et calmé les dernières tentatives de rébellion interne, le roi Håkon IV (1204-1263) s’intéresse tout particulièrement à l’Islande. C’est le début de l’impérialisme norvégien. Après quelques décennies de troubles, l’île volcanique finit par perdre son indépendance et est rattachée, en 1262, à la couronne.

Patrie des poètes « Sachant cela, de nombreux éléments du voyage de Thor, dans sa version originale du moins, prennent tout leur sens, estime Nicolas Meylan. Il est difficile de ne pas reconnaître, caché sous les traits de Thor, le roi de Norvège qui possède alors le monopole de la violence dans l’Atlantique Nord. Quant à Utgarda-Loki, le roi des géants, il symbolise l’Islande qui, à cette époque, jouit pour sa part du monopole de la parole. L’île est en effet la patrie des poètes et des historiographes de la Norvège. Et la poésie, pour les anciens scandinaves, représente la capacité de persuasion et d’organisation de la mémoire. La force de cette parole quasi performative se retrouve dans le pouvoir illusionniste que déploie Utgarda-Loki pour tromper Thor. »
Du coup, l’intention de Snorri Sturluson apparaît sous un éclairage nouveau. Le poète islandais est chrétien, cela ne fait aucun doute. Il n’est pas interdit d’imaginer qu’il ressente une certaine nostalgie pour la religion de ses ancêtres. Mais ce n’est clairement pas un ethnographe et son but, avec l’Edda, n’est pas de rappeler les croyances du passé. Avec ces outils particuliers et prestigieux que sont les mythes nordiques, qu’il n’hésite pas à modeler à sa guise, le poète pose un regard et un commentaire sur sa société et son époque. Une époque d’autant plus dure pour Snorri Sturluson qu’il assiste en même temps à la perte de vitesse d’un ordre ancien caractérisé notamment par une oligarchie dont il fait partie. Ayant bénéficié d’une solide formation littéraire et conclu un mariage très profitable, il est à 25 ans l’homme le plus puissant d’Islande lorsqu’il décide d’aller en Norvège. Il espère y devenir scalde pour le nouveau roi, c’est-à-dire propagandiste officiel de la couronne, comme tant de poètes islandais avant lui. Le problème, c’est que ce roi est différent. Elevé par l’Eglise et non dans l’ancienne tradition, exposé à la littérature continentale et non locale, il ne comprend plus les vieilles traditions. Le courant ne passe pas. La fortune de Snorri Sturluson décline alors lentement. Il retournera en Islande et se fera même assassiner sur ordre du roi de Norvège en 1241.