Campus n°133

Plaidoyer pour la cause des espèces étrangères

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Dans le canton de Genève, on répertorie 685 espèces d’arbres. Toutefois, les rapports sur la biodiversité concernant ce territoire n’en comptabilisent systématiquement que 88. La raison évoquée pour écarter les 597 espèces restantes est simple : elles ont été introduites par l’homme. Ne faisant pas partie de l’écosystème d’origine, considérées donc a priori comme indésirables, elles perdent le droit de cité dans les efforts déployés pour décrire et conserver la nature. Il ne s’agit pas d’une spécificité locale. Tous les indicateurs utilisés pour mesurer la biodiversité dans le monde fonctionnent selon le même principe et se limitent à la faune et la flore indigènes à l’exclusion de tout le reste.
Pour Martin Schlaepfer, chargé de cours à l’Institut des sciences de l’environnement, cette façon de faire, en vogue depuis des décennies, est une erreur qu’il est temps de corriger. Dans un article paru le 17 avril dans la revue PLOS Biology, le chercheur genevois développe le point de vue – encore minoritaire dans le milieu de la biologie – selon lequel les espèces non indigènes contribuent non seulement à part entière à la biodiversité mais aussi au bien-être économique et social de l’être humain.
« Il peut paraître incongru que les biologistes n’intègrent pas dans leurs modèles toutes les espèces vivantes d’un écosystème pour en mesurer la biodiversité, explique Martin Schlaepfer. Mais cela s’explique par l’histoire de notre discipline et par certains mythes qui ont la vie dure. »
Si l’on remonte à l’âge d’or de la botanique, au XIXe siècle, la mode est plutôt à l’intensification des échanges. On construit alors des jardins botaniques (Genève possède l’un des plus importants du monde), on échange des graines, on exhibe des formes de vie les plus exotiques possible, on introduit de nouvelles variétés de plantes cultivables, etc.
La roue tourne avec les mouvements de protection de l’environnement qui prennent leur essor dans la seconde moitié du XXe siècle. L’idée qui s’impose alors parmi les biologistes consiste à dire qu’il faut conserver autant que possible les biotopes dans leur état d’origine, préservé de l’influence humaine, considérée comme néfaste. Dans cette perspective, la sauvegarde de la biodiversité locale d’origine devient une donnée essentielle. Dès lors, les espèces étrangères introduites artificiellement, susceptibles de détruire et de remplacer les espèces indigènes, sont considérées comme nuisibles.
« Ce point de vue « nativiste » domine toujours l’inconscient collectif des biologistes, affirme Martin Schlaepfer. Sur les huit indicateurs de biodiversité les plus importants que je cite dans mon article, un seul (le Living Plant Index) inclut un tout petit nombre d’espèces introduites. Tous les autres, tels que la Liste rouge globale de l’IUCN (Union internationale pour la conservation de la nature), le BII (un indice qui mesure l’intégrité de la biodiversité planétaire) ou encore le Global Study on State of Biodiversity, excluent toutes les formes de vie non indigènes. »
Personne ne justifie ce choix, comme s’il allait de soi, à l’exception d’un indicateur destiné aux oiseaux en Europe (EU Common Birds Indicator) qui explique que « les espèces non natives sont exclues, car elles représentent des composants non naturels qui ne contribuent pas à la qualité de l’avifaune ».
Le chercheur genevois admet que les cas d’espèces invasives existent et posent parfois de réels problèmes environnementaux – l’écrevisse américaine qui a remplacé celle à pattes blanches du lac Léman en est un exemple emblématique. Mais, selon lui, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Certaines études récentes montrent en effet qu’environ 88% des espèces introduites en Europe ne sont pas problématiques. Et celles qui le sont ne sont appréhendées qu’en fonction de leurs défauts sans tenir compte des effets positifs qu’elles peuvent générer.
Le solidage géant (Solidago gigantea), par exemple, est une espèce de plante introduite d’Amérique du Nord. En Suisse, elle est considérée comme envahissante, car elle peut dominer des milieux en bordure de champs agricoles, au détriment d’espèces indigènes. D’un autre côté, elle possède des propriétés médicinales qui pourraient s’avérer utiles et permet des inter­actions biologiques positives avec des insectes pollinisateurs. Quant aux écrevisses américaines, malgré leur vilaine tendance à envahir de nouveaux espaces et d’en chasser les autochtones, elles constituent une ressource alimentaire intéressante pour les restaurateurs.
Le blé, les pommes de terre ou le maïs, autant d’espèces importées, sont aussi négligés par les études de biodiversité. Pourtant, ces cultures font partie intégrante du paysage et de l’économie.
Pour Martin Schlaepfer, prendre en compte les espèces introduites dans les indicateurs de biodiversité relève d’abord de l’honnêteté intellectuelle. Leur absence contredit la Convention sur la diversité biologique adoptée à Rio de Janeiro en 1992 et les Objectifs de développement durable de l’ONU, ces deux textes ne faisant pas de distinctions entre les espèces indigènes et exogènes. Par ailleurs, la proportion d’espèces introduites est devenue très significative (jusqu’à 50 % dans certaines villes, îles, etc.) et ne fait qu’augmenter avec les années. Enfin, les motivations de la société pour la conservation de la biodiversité évoluent et les indicateurs devraient faire de même.
La prise en compte des espèces introduites dans les mesures de biodiversité pourrait également produire des résultats moins alarmistes. Les risques d’extinction calculés par les protocoles de l’IUCN, par exemple, seraient réduits pour les espèces menacées dont certaines populations ont été introduites sur d’autres continents. Calculé en 2012 par le Groupe de haut niveau sur la durabilité mondiale sur mandat de l’ONU, le pourcentage de la surface de terre considérée comme étant en mauvais état passerait, quant à lui, de 58 % à 48 %.
« Les arbres remarquables qui dominent les espaces urbains sont souvent des espèces introduites, rappelle Martin Schlaepfer. Ils contribuent pourtant au bien-être de l’homme à l’instar de nombre d’autres espèces non indigènes. La population y tient, comme le montrent certaines mobilisations citoyennes en faveur de l’eucalyptus en Californie ou du chien dingo en Australie. Il faut en tenir compte même si cela contredit les valeurs de certains biologistes. »

Anton Vos