Campus n°137

Le circuit cérébral qui détient la clé de l’addiction

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Une étude sur des souris transgéniques montre que le renforcement d’une voie neuronale reliant deux aires du cerveau provoque le comportement compulsif de l’addiction. Son inhibition permet au contraire de la faire disparaître immédiatement.

Tout le monde n’est pas égal face aux drogues. Un consommateur de cocaïne sur cinq, par exemple, finit ainsi par perdre le contrôle et développer un usage compulsif de la drogue même lorsque les conséquences (sociales, physiques, psychologiques, financières…) deviennent hautement négatives. Quant aux quatre autres, ils réussissent à maintenir une prise de drogue dite récréative sans succomber à l’addiction. Le phénomène est connu depuis longtemps mais les mécanismes biologiques à l’origine de cette différence de comportement ont jusqu’ici échappé aux neuroscientifiques.
Dans un article paru dans la revue Nature du 20 décembre 2018, l’équipe de Christian Lüscher, professeur au Département de neuro­sciences fondamentales (Faculté de médecine), a cependant franchi une étape importante dans la compréhension de cette problématique. Menée sur des souris, son expérience montre, pour la première fois, que ce qui distingue les individus compulsifs des autres est le renforcement d’un circuit neuronal bien précis. Cette modification pousse les rongeurs à rechercher le plaisir immédiat malgré des conséquences douloureuses administrées sous forme de décharges électriques. La voie de connexion en question relie le cortex orbitofrontal au striatum dorsal. L’inhibition artificielle de ce circuit entraîne d’ailleurs une disparition immédiate du comportement compulsif.
« Nous avons identifié une adaptation du cerveau associée au dernier stade de l’addiction, explique Christian Lüscher. Cette avancée nous permet de délimiter beaucoup mieux nos futures investigations visant à une meilleure compréhension d’un phénomène qui représente un véritable fardeau pour notre société. »
L’addiction – à ne pas confondre avec la dépendance, qui nécessite certes un sevrage pour s’en débarrasser mais qui n’entraîne pas forcément le besoin compulsif de consommer – est en effet la première cause d’invalidité dans le monde. Une étude réalisée en 2018 par le National Institute on Drug Abuse estime le coût de l’abus de drogue à 740 milliards de dollars par an pour les États-Unis, en termes de crime, de perte de productivité au travail et de soins. Des évaluations effectuées en Europe estiment, quant à elles, le coût de l’addiction à 65 milliards d’euros par an.

Pas un gramme de drogue

Les chercheurs genevois ont réalisé leur étude sans avoir recours au moindre gramme de drogue. Ils ont en effet pu s’appuyer sur des travaux antérieurs démontrant que toutes les substances addictives convergent vers le même point. Héroïne, cocaïne, cannabis, nicotine, amphétamine et autres sont autant de molécules chimiquement très diverses et ayant chacune leur cible spécifique. Mais à la fin, elles activent toutes le système dopaminergique – celui qui relâche la dopamine, le neurotransmetteur responsable du sentiment de récompense et de plaisir. Et la première portion du circuit commun menant aux « paradis artificiels » a été identifiée comme étant celle qui mène de l’aire tegmentale ventrale (ATV) aux noyaux accumbens, cachés dans le striatum ventral – voisin du striatum dorsal.
« Nous avons modifié nos souris de manière à pouvoir stimuler directement l’ATV à l’aide d’une fibre optique implantée dans leur cerveau, explique Christian Lüscher. Nous avons vérifié dans une étude précédente que cette façon de faire mimait parfaitement l’effet d’une prise de drogue. En réalité, c’est la forme d’addiction la plus pure possible puisqu’on évite tous les autres effets des drogues (diminution de la douleur, dilatation des pupilles, constipation…) qui auraient risqué de polluer nos résultats. »
Au cours de l’expérience, les souris ont eu la possibilité d’actionner à volonté un levier envoyant une impulsion lumineuse dans la fibre optique provoquant ainsi une décharge de dopamine dans leur cerveau. Sans surprise, les rongeurs ont avidement joué de la manette à raison d’une séance de quarante minutes par jour durant deux semaines.
Après ce délai, toutefois, la délivrance du plaisir a été accompagnée de temps en temps de décharges électriques sur les pattes. Échaudés par les chocs, 40 % des animaux (surnommés les renonciateurs) ont grandement diminué leur recours au levier. Quant aux 60 % restants (les persévérants), ils ont semble-t-il décidé d’accepter le risque d’une punition douloureuse afin de pouvoir conserver l’opportunité d’auto­stimuler leurs neurones dopaminergiques.

Un interrupteur à addiction

Les chercheurs ont ensuite mesuré l’activité cérébrale des souris en temps réel grâce à une manipulation génétique qui rend les neurones fluorescents lorsqu’ils s’activent. C’est ainsi qu’ils ont identifié une différence entre les deux groupes dans le fonctionnement du circuit reliant le cortex orbitofrontal (OFC) au striatum dorsal. Le premier est une aire située juste au-dessus des yeux et impliquée dans la prise de décision. Le second est enfoui plus profondément dans le cerveau et contrôle les mouvements, la motivation, etc.
Pour vérifier le rôle joué par ce circuit neuronal, les scientifiques l’ont inhibé à l’aide de la même technologie basée sur la fibre optique. Ils ont ainsi réussi à transformer immédiatement des souris persévérantes en renonciatrices. Ils ont même pu faire l’inverse en tournant des renonciatrices en persévérantes en renforçant artificiellement les neurones se projetant de l’OFC au striatum dorsal.
La découverte des chercheurs genevois est certes fondamentale pour la compréhension du phénomène de l’addiction, mais elle ne fait que repousser la question initiale d’un cran, à savoir pourquoi le circuit OFC-striatum se renforce chez certaines souris et pas chez d’autres, une information qui permettrait notamment d’identifier les individus les plus vulnérables. La réponse est d’autant moins facile à apporter que les animaux utilisés dans l’étude sont tous des clones issus du même élevage. Leur patrimoine génétique étant – à très peu de choses près – identique, il est difficile d’expliquer la vulnérabilité à l’addiction uniquement par des différences dans leur ADN.

Explication épigénétique

« Nous posons l’hypo­thèse qu’une partie de l’explication est de nature épigénétique, avance Christian Lüscher. L’épigénétique désigne l’ensemble des modifications touchant la structure – et non pas la séquence – de l’ADN et qui altèrent l’expression des gènes, y compris dans les cellules d’un cerveau adulte. Ces changements sont causés par les expériences de vie parmi lesquelles on peut compter le stress ou la consommation répétée de drogues. C’est un domaine de recherche nouveau, encore méconnu et en pleine expansion. »
Dans un article paru dans la revue Neuron du 3 avril, le chercheur genevois et son collègue Eric Nestler de l’Icahn School of Medicine at Mount Sinai à New York discutent d’ailleurs des mécanismes par lesquels cette influence épigénétique pourrait s’exercer dans le cas des substances psychotropes.
Le premier est la stimulation directe et excessive, par l’usage de drogues, du système dopaminergique. Certaines études suggèrent que l’activation répétée de cette voie de signalisation peut entraîner des modifications épigénétiques et moduler ainsi l’expression de certains gènes. Cela modifierait la fonction synaptique et l’activité des circuits de neurones et mènerait à des comportements inadaptés chez les personnes vulnérables.
Le second, indirect et qui se développe sur un laps de temps plus long, est plus à même d’expliquer la variabilité entre individus. Il s’agit de l’expérience de vie qui peut façonner préalablement le paysage épigénétique du cerveau de façon à amplifier les modifications que la drogue produit ensuite sur l’expression des gènes. Cette expérience de vie contribuerait ainsi à fabriquer la vulnérabilité d’un individu et entraîner sa transition vers l’addiction.
« Beaucoup de choses se décident au cours de la vie de nos souris même si elle est courte, précise Christian Lüscher. Au moment de l’expérience, elles ont moins de 6 mois mais elles occupent déjà chacune leur place dans la hiérarchie sociale qui s’est établie dans la cage commune. Des différences apparaissent. Même s’ils sont tous génétiquement identiques, certains individus s’avèrent plus impulsifs que d’autres – il existe des tests pour le mesurer – et ceux-là sont plus enclins à devenir compulsifs. Le but de nos recherches, c’est d’arriver à une description moléculaire de l’impulsivité ou de tout autre trait de caractère associé à l’apparition de l’addiction, afin de pouvoir comprendre comment cela se répercute sur le renforcement du circuit que nous avons identifié. »


Anton Vos

 

 

Les drogues: toutes les mêmes

« Du point de vue neurologique, il n’existe pas de différences fondamentales entre les drogues dures et les drogues douces. » Christian Lüscher, professeur au Département de neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), a compris, après des années de recherche sur la question de l’addiction, que toutes les substances psychotropes sont susceptibles d’arriver au même résultat, à savoir une consommation compulsive, même si elles suivent des trajectoires neurobiologiques différentes et présentent des dangerosités variables.
« L’alcool, par exemple, est considéré comme une drogue douce, poursuit-il. Consommé avec modération, il peut certes avoir des effets positifs, notamment en facilitant les relations sociales. Pourtant, contrairement au cannabis, à l’héroïne ou à la cocaïne, l’alcool tue les cellules nerveuses. C’est irréversible. Il n’existe aucune base neurobiologique permettant de justifier la décision de rendre ce produit légal tout en interdisant le cannabis. »
Le chercheur ne plaide pas pour autant pour une légalisation totale du chanvre. Le THC, le principe actif de cette plante, interfère en effet dans le cerveau avec le fonctionnement du système endocannabinoïde. Ce dernier est impliqué dans le réglage fin de la transmission synaptique, un processus primordial pour l’apprentissage. «Fumer des joints dans les moments de la vie où l’apprentissage est important est une très mauvaise idée», souligne-t-il.
Pour le neuroscientifique, le problème social de l’addiction n’est d’ailleurs pas uniquement lié à la puissance de la molécule incriminée. L’épidémie des opioïdes qui touche actuellement les États-Unis (avec plus de 40 000 morts rien qu’en 2017) montre bien que la prescription trop facile d’antidouleurs (comme le fentanyl ou l’oxycodone) joue
un rôle primordial dans ce genre de crises. Les personnes développant une addiction pour ces opiacés risquent ensuite d’être lâchées par le système de santé américain et, se retrouvant sans soutien, passent facilement de la prescription médicale d’anti­douleurs à l’achat illégal d’héroïne.
«En Suisse, ces produits ne sont pas facilement disponibles, note Christian Lüscher. Du coup, il n’existe pas de risque similaire. Tout comme l’alcoolisme n’est pas un phénomène très répandu dans les pays qui interdisent la consommation d’alcool.»