Campus n°144

Bons coupables et mauvaises victimes

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Comment la justice genevoise traite-t-elle les affaires de viol et de violences sexuelles ? Qu’advient-il des auteurs et des victimes tout au long de la chaîne pénale ? Ces questions sont au centre d’une étude lancée en 2018 avec le soutien du Centre universitaire Maurice Chalumeau.

Selon une enquête publiée au printemps 2019 par Amnesty International, en Suisse, une femme de plus de 16 ans sur cinq aurait subi des actes sexuels non consentis. Et même si le mouvement #MeToo, né en 2007 mais qui a pris une ampleur nouvelle à la suite de l’inculpation du producteur américain Harvey Weinstein, a permis de libérer la parole autour de ce sujet sur lequel une profonde omerta sociale a longtemps régné, seuls 8% d’entre elles ont choisi de porter l’affaire devant les tribunaux. Par peur des représailles, à cause du sentiment de honte qui les habite, parce qu’elles souhaitaient oublier au plus vite ou encore par manque de confiance envers le système judiciaire. Sur ce dernier point, les résultats préliminaires, obtenus dans le cadre d’une étude portant sur le système pénal genevois et financée par le Centre universitaire Maurice Chalumeau en sciences des sexualités, semblent malheureusement leur donner raison. Conduit par Marylène Lieber, professeure ordinaire au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société) et directrice de l’Institut des études genre, ce travail montre en effet que, malgré les évolutions intervenues au cours de ces dernières décennies, la justice peine encore à reconnaître le préjudice subi par certaines victimes et qu’elle reste prisonnière d’un certain nombre de stéréotypes conduisant notamment à reproduire les inégalités entre les classes sociales.
« L’objectif final de cette étude, qui se penchera dans les mois à venir sur les dossiers du Ministère public avant de porter son attention sur ce qui se passe dans les postes de police et les milieux associatifs, est de comparer les cas que l’on trouve en fin de chaîne pénale avec ceux que l’on rencontre tout au début, explique Marylène Lieber. Cela nous permettra de quantifier leur déperdition mais aussi d’éclairer les mécanismes institutionnels et les représentations culturelles qui font que certains actes sont réprimés beaucoup plus sévèrement que d’autres. »



Une loi peu sévère

En Suisse, la procédure pénale en matière de viol et/ou de violences sexuelles relève de la compétence de la Confédération depuis la votation populaire du 12 mars 2000. Il s’agit de délits poursuivis d’office bien que dans un cas de viol conjugal – reconnu depuis 1992 seulement – la victime ait la possibilité de retirer sa plainte.
À cette particularité, qui dans l’esprit du législateur vise à protéger l’équilibre familial, s’ajoute une définition très spécifique et somme toute assez restrictive du viol. La loi fédérale présuppose en effet que la victime est forcément une femme et que l’auteur est forcément un homme, tout en ne retenant que la pénétration péno-vaginale comme préjudice, toute autre forme de pénétration relevant de la contrainte sexuelle. En avril 2018, le Conseil fédéral a toutefois soumis au Parlement un projet visant à rendre la définition de viol non sexo-spécifique. Ce dossier, en cours d’examen devant le Conseil des États, propose également un nouvel équilibre du niveau des peines qui restent relativement faibles en Suisse en regard de ce qui se fait dans les pays voisins.
« Sur tous les cas que nous avons vus dans le cadre de notre étude, la peine la plus sévère qui a été prononcée est de dix ans de réclusion et il s’agissait d’un individu multirécidiviste dont le casier judiciaire était long comme le bras, note Marylène Lieber. Mais dans le cas de violences sexuelles exercées par un ex-conjoint, étant donné que ce sont généralement les coups et blessures qui sont condamnés et non pas les atteintes à l’intégrité sexuelle à proprement parler, le tarif habituel oscille plutôt entre 10 à 20 jours-amendes à 300 francs. Symboliquement, c’est un signal très puissant puisqu’il revient à dire qu’il est moins grave d’agresser son ex-femme que de rouler à 200 km/h sur l’autoroute. »
Depuis 1991, l’objectif de la loi n’est par ailleurs plus de protéger les « mœurs » ou la « morale publique » mais l’intégrité sexuelle de la personne. Cela implique que le refus d’un acte d’ordre sexuel doit être respecté et que tout acte visant à dépasser ce refus est punissable, faisant de la question du consentement un point central de la procédure. La législation actuelle reconnaît en outre la pression psychologique exercée sur une victime. Enfin, la Loi sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI), introduite le 1er janvier 1993, permet aux victimes de bénéficier de conseils et d’assistance, d’une protection dans la procédure pénale, d’une prise en charge par des centres de consultation, ainsi que d’une indemnisation.
En théorie, ce dispositif juridique est censé permettre aux victimes de violences sexuelles d’obtenir réparation, ce dont semblent d’ailleurs convaincus nombre de magistrats. Cette opinion est confirmée par les quelques entretiens préliminaires menés par l’équipe de recherche genevoise auprès de différent-es expert-es. Dans la pratique pourtant, force est de constater que le bilan est plus nuancé.



Vision archétypale du viol

L’étude des 42 dossiers mis à la disposition de la sociologue et de ses deux collègues juristes par le Tribunal pénal genevois met tout d’abord en évidence la très grande variété des actes qui tombent sous le coup des articles 189 et 190 du Code pénal : agressions dans l’espace public, violences sexuelles de la part d’un conjoint ou d’un petit ami, flirt trop poussé, attouchements imposés par un médecin à sa patiente, pelotage sur le lieu de travail… La liste est loin d’être exhaustive.
Sur le plan quantitatif, seul un nombre restreint de cas (7) correspondent à la vision archétypale du viol, c’est-à-dire une agression violente perpétrée par un inconnu dans une ruelle sombre. Dans tous les autres cas de figure, la victime connaissait son agresseur, parce qu’il s’agissait d’un conjoint ou d’un ex-conjoint, d’une relation professionnelle ou encore d’un ami ou d’un voisin.
La distinction a son importance dans la mesure où les membres du premier groupe se sont vus condamnés de manière plus systématique et plus lourde que ceux appartenant au second, au demeurant le plus répandu.
De manière générale, le système judiciaire a davantage puni les individus issus de classes sociales peu favorisées et/ou d’origine étrangère, puisqu’on ne retrouve que six Suisses (dont trois naturalisés) et six personnes appartenant aux classes favorisées ou moyennes parmi les 42 dossiers pris en compte par l’étude. Lorsque le prévenu est issu d’un autre univers culturel, la justice a par ailleurs tendance à pointer du doigt, parfois non sans une certaine virulence, la responsabilité d’un système traditionnel patriarcal ou l’abus d’une position dominante « importée » qui sont dès lors considérés comme des atteintes de genre inacceptables, alors que la question demeure généralement tout à fait secondaire – et de l’ordre de la sphère privée – lorsque le litige concerne un couple de ressortissants suisses.
« Pris tels quels, ces résultats pourraient laisser penser que les agresseurs sont en majorité des étrangers et qu’ils ont reçu le châtiment qu’ils méritaient, analyse Marylène Lieber. Le problème, c’est que selon les statistiques officielles, ce sont bel et bien des citoyens suisses qui sont mis en cause dans près de la moitié des cas de viol ou de violences sexuelles. »
Pour expliquer leur « disparition » de la chaîne pénale, plusieurs raisons sont avancées par les chercheuses genevoises. La première – et la plus évidente – est que les institutions pénales n’ont pas connaissance des violences sexuelles commises par les catégories les plus favorisées de la population tout simplement parce que celles-ci ne font pas ou peu l’objet d’une plainte ou d’un signalement. S’y ajoute le fait que les personnes issues de milieux aisés ont davantage à perdre en cas de procédure judiciaire et qu’elles sont sans doute davantage conscientes à la fois du coût émotionnel que peut représenter ce type de démarche et du peu de chances de réparation qu’elle est capable d’offrir.
Le parcours de la victime dans la chaîne pénale reste en effet très lourd. C’est un processus long (un an et demi en moyenne) qui suppose de revenir encore et encore sur un épisode traumatisant en étant capable de répéter indéfiniment le même récit sous peine de passer pour un ou une menteur-euse.
Enfin, le fait de disposer d’un certain statut social, de maîtriser les codes vestimentaires et le langage attendu dans un prétoire peut également créer le sentiment d’une certaine proximité entre le prévenu et les magistrats et donc faciliter un acquittement ou l’abandon des charges.



Crédibilité en question

À l’inverse, les résultats obtenus par les chercheuses genevoises établissent de façon très claire que les jeunes filles qui sont un peu perdues, déscolarisées, qui se trouvaient alcoolisées ou sous l’emprise de stupéfiants au moment des faits ont toutes les peines du monde à apparaître comme crédibles devant le tribunal. Et c’est d’autant plus vrai lorsqu’elles ont pris du temps à déclarer l’agression et/ou que celle-ci est le fait d’un proche ou d’une personne connue.
« La plupart du temps, les victimes de violences sexuelles connaissent l’auteur, constate la sociologue. Elles ont pu être victimes d’un effet de sidération qui fait qu’elles ne se sont pas défendues ou qu’elles n’ont pas résisté, voire qu’elles ont repoussé le moment de porter plainte. Elles ont également pu redouter des représailles ou le fait de se retrouver seule pour assurer la survie du foyer et l’éducation des enfants. En principe, ce sont des éléments dont le tribunal devrait tenir compte comme de critères aggravants. Mais dans les faits, ils ont plutôt tendance à jouer en défaveur de la victime parce qu’ils ne correspondent pas au scénario attendu, autrement dit à ce que les chercheurs appellent le « mythe du viol ». »
De façon plus ou moins consciente, les tribunaux seraient ainsi fortement imprégnés par un certain nombre d’a priori : un viol est généralement un acte violent perpétré par un inconnu dans l’espace public ; les victimes n’ayant rien à se reprocher déclareraient immédiatement les faits ; les fausses allégations seraient très nombreuses, etc. Ces préjugés contribuent à mettre en doute, voire à disqualifier la parole des victimes lorsque celle-ci ne correspond pas aux attendus usuels. Le juge peut en effet avoir alors l’impression que c’est à lui qu’il revient de faire la différence entre la bonne et la mauvaise victime, la personne sincère qui a réellement été abusée et l’affabulatrice qui agirait par esprit de vengeance ou tout simplement pour nuire à autrui.
Deux autres éléments ont tendance à accentuer ce penchant. Tout d’abord, la crainte de l’erreur judiciaire, très présente du côté des juges et des procureurs, qui conduit à ce que le doute l’emporte lorsque les preuves ne sont pas irréfutables. Ensuite, la délicate question du consentement. Dans ce type d’affaires, la manifestation du refus sans équivoque de la victime est en effet décisive. Pour qu’il y ait condamnation, il est cependant nécessaire que l’auteur présumé ait eu conscience de l’absence dudit consentement. Or ce point demeure souvent problématique.
« Tout se passe comme si le consentement était extensif, constate Marylène Lieber. L’impression qui domine, c’est que du point de vue du système pénal, le fait de consentir une fois constitue un engagement pour toutes les relations futures. Il existe donc une forme de « présomption de consentement » des femmes aux relations sexuelles qui tend à déresponsabiliser l’auteur et dont les magistrats peinent visiblement à se départir. Nos résultats montrent en effet qu’à l’intérieur d’un couple, la régularité des coups, les menaces récurrentes, parfois des menaces de mort ne suffisent pas à qualifier le viol ou la contrainte sexuelle. Et ce, quand bien même la victime explicite clairement qu’elle ne pouvait pas résister parce qu’elle avait peur de son (ex-)conjoint dont elle connaissait les accès de violence. Et s’il arrive que l’homme soit finalement condamné, ce sont davantage les voies de fait et les coups et blessures qui sont reconnus que les violences sexuelles elles-mêmes. Même dans les deux cas où les victimes avaient produit des certificats médicaux attestant de lésions sur l’appareil génital, c’est le doute qui l’a finalement emporté sur la conviction. »

« Le traitement pénal des violences sexuelles à Genève. Une étude exploratoire », par Marylène Lieber, Cécile Greset, et Stéphanie Perez-Rodrigo,
Université de Genève 2019, (IRS Working Paper, 14). Publication en ligne : www.unige.ch/sciences-societe/socio/workingpapers