Campus n°86

Recherche/biologie

On a mis le lac Léman en boîte

Pour mieux comprendre les mécanismes de la pollution des lacs par les métaux lourds, des chercheurs ont conçu des microcosmes reproduisant en laboratoire les conditions du terrain

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Plongés dans deux énormes bains-marie, une dizaine d’aquariums reçoivent la lumière d’une série de néons. Leur contenu: un peu de sédiments prélevés à différents endroits du lac Léman et 20 litres d’eau pompée à la même source. Les couleurs et consistances de l’intérieur des bacs varient. L’un des aquariums paraît particulièrement sombre. «Celui-ci contient des sédiments provenant de la baie de Vidy où se déversent les eaux de la station d’épuration de Lausanne, note Benoît Ferrari, maître-assistant à l’Institut Forel. La matière organique y est abondante, d’où cette coloration noire. Cet endroit est aussi souvent sujet à des pollutions aux métaux lourds. Ces aquariums, que l’on appelle des microcosmes, ont justement été conçus pour reproduire le mieux possible en laboratoire les conditions naturelles.»

Cela fait trois ans que Benoît Ferrari, grâce à divers financements du Fonds national suisse, met en place ses microcosmes dans les locaux de l’Institut Forel. Ces dispositifs sont censés représenter un intermédiaire entre les recherches en éprouvettes, forcément réductrices, et celles menées sur le terrain, trop sujettes aux aléas environnementaux. Ils devraient ainsi contribuer à une meilleure compréhension du phénomène de contamination de l’environnement par les métaux lourds, de leur introduction dans la colonne d’eau jusqu’à leur ingestion par les premiers maillons de la chaîne alimentaire.

«Les investigations réalisées entièrement en laboratoire demeurent la meilleure manière pour établir des relations de cause à effet entre certaines variables (le taux ou la nature de la pollution, par exemple) et les réponses chimiques ou biologiques, explique Benoît Ferrari. Seulement, la pertinence de ces expériences est discutée puisqu’elles sont réalisées dans des conditions standardisées, très différentes de ce qui se passe dans la nature. De leur côté, les recherches menées sur le terrain sont fastidieuses. Bien qu’elles fournissent des résultats très proches de la réalité, elles ne permettent souvent pas d’établir des relations de cause à effet entre variables. Les microcosmes sont au milieu. Ils simulent aussi bien que possible la réalité en laboratoire et, en plus, ils permettent de contrôler, voire de modifier quelques paramètres biologiques et physico-chimiques clés.»

Les deux bains-marie, dans chacun desquels peuvent être placés jusqu’à 20 aquariums, permettent de contrôler précisément la température. Les néons, fonctionnant selon un rythme de jour et de nuit, imitent la luminosité du soleil. Et de petites pompes puisant de l’eau dans des grandes cuves assurent un renouvellement du liquide des aquariums en vingt-quatre heures environ. Ce système de flux continu permet également de créer, pour les besoins de l’étude, une pollution artificielle aux métaux lourds.

Concept validé

Les microcosmes ont fait l’objet de deux thèses réalisées par Régis Kottelat et Marion Minouflet. Sur le point de se terminer, ces travaux ont d’ores et déjà permis de valider le concept, étape cruciale pour leur utilisation future. Le comportement du contenu des aquariums, soumis à des pollutions diverses, a ainsi été analysé et comparé avec des observations effectuées sur le terrain (dans le lac Léman, mais aussi dans un lac de retenue pollué par du chrome en Pologne). Certains organismes vivants (essentiellement un macrophyte, Elodea nuttallii, un microcrustacé, Daphnia magna, et une larve d’insecte, Chironomus riparius) ont également été plongés dans les microcosmes. Les doctorants ont ainsi pu étudier les effets biochimiques et physiologiques dus à l’accumulation des métaux lourds dans leur organisme.

A terme, les aquariums devraient permettre de pratiquer des études plus complexes comportant davantage d’espèces végétales et animales afin de se rapprocher encore des conditions naturelles.

Boîte à outils évolutive

«Nous disposons désormais d’une boîte à outils évolutive, estime Benoît Ferrari. L’idée est de pouvoir l’aménager en fonction des questions auxquelles nous voulons répondre. Les perspectives sont bien sûr d’évaluer les impacts de certaines pollutions sur l’environnement. Au lieu de suivre une démarche classique, qui consisterait à constater les dégâts une fois que le mal est fait, nous aimerions simuler une réalité présente (ou future) et tenter de prévoir son évolution. Les microcosmes nous permettront d’identifier davantage d’indicateurs de risques que ceux que nous connaissons déjà. Ils nous aideront aussi à effectuer une première validation de résultats obtenus dans les laboratoires et à vérifier s’il est possible de les extrapoler à la réalité du terrain.»

La ressemblance entre le microcosme et la nature n’est pas parfaite. Les remous et courants ne sont pas pris en compte alors qu’ils pourraient jouer un rôle suivant les cas. Il est cependant possible de recourir à la méthode du caging, sur laquelle Benoît Ferrari travaille aussi. On place alors des organismes dont on connaît bien les caractéristiques dans des cages que l’on plonge dans le lac à l’endroit voulu. Les petits cobayes vivent un temps dans les conditions locales avant de revenir au labo pour analyse. Au lieu de mettre le lac Léman en boîte, c’est le labo qui prend un bain.

Ces efforts pour comprendre les mécanismes de contamination de l’environnement aux métaux lourds peuvent paraître paradoxaux, puisque, actuellement, les rejets de ces éléments sont au plus bas et leurs teneurs dans l’eau du Léman à la limite du détectable (sauf pour le cuivre, très utilisé dans la viticulture). Cela ne signifie cependant pas qu’ils sont absents. Par le principe de l’accumulation le long de la chaîne alimentaire, des espèces de poissons présentent en effet des taux de mercure des millions de fois plus importants que ceux du lac. On détecte ainsi ce métal dans les lottes, les perches, les ombles chevaliers et les corégones. On trouve aussi du cadmium, du cuivre, du plomb et du zinc dans les moules d’eau douce. Les valeurs de ces contaminations demeurent néanmoins sous les normes sanitaires.

«Le mercure nous intéresse particulièrement, précise Janusz Dominik, professeur et responsable de ce groupe de recherche à l’Institut Forel. Cet élément n’est plus produit par les activités riveraines du lac, mais fait partie d’une pollution globale: il est notamment rejeté dans l’atmosphère lors de la combustion du charbon, dont la consommation augmente dans le monde. Notre but est de comprendre le cheminement de ce métal dans l’eau et les sédiments et d’étudier les circonstances dans lesquelles il est absorbé par les premiers organismes vivants. Le passage des polluants du monde inorganique au monde organique est une étape décisive encore méconnue. Elle varie selon le type de métaux, les espèces ainsi que les conditions physico-chimiques.»

De plus, si les rejets de métaux lourds ont aujourd’hui considérablement baissé en Suisse, les sédiments des lacs (en particulier des lacs de retenue) gardent en souvenir les excès du passé. Toute la question est de savoir ce qu’il adviendra de ces dépôts le jour, inévitable, où il faudra détruire ou reconstruire les barrages hydroélectriques. Rendront-ils à l’environnement leur contenu toxique? A quelle vitesse? Les métaux lourds pourront-ils être absorbés par les organismes? Des questions auxquelles les microcosmes de l’Institut Forel devraient contribuer à répondre.

Anton Vos