Campus n°88

Recherche/neurologie

Qui tire les ficelles de la main étrangère ?

Des chercheurs genevois ont passé au scanner un patient souffrant d’un syndrome neurologique caractérisé par des mouvements parfois complexes que sa main produit sans qu’il en ait conscience

main

C’est une affection rare, mais assez gênante: la main, souvent la gauche, se met à effectuer des mouvements sans que son propriétaire en ait le moins du monde conscience. Cela peut aller du geste anodin comme le poing qui se ferme et s’ouvre régulièrement jusqu’à un véritable conflit entre les deux mains, la gauche prenant par exemple brusquement la tasse tenue par la droite. C’est le Alien Hand Syndrome (syndrome de la main étrangère, capricieuse, ou encore anarchique), bien connu de la neurologie clinique. Pour la première fois, cependant, des chercheurs genevois ont pu étudier un patient qui en souffre à l’aide d’un scanner IRMf (imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle). Dans leur article publié dans la revue Annals of Neurology du mois d’octobre, Frédéric Assal, privat-docent au Service de neurologie de la Faculté de médecine, et ses collègues ont ainsi pu décrire les régions du cerveau qui sont activées lors de ces mouvements involontaires. Selon les auteurs, cette avancée ouvre de nouvelles perspectives pour la compréhension de désordres neurologiques ou neuropsychologiques associés à des anomalies dans le contrôle ou la conscience de certains mouvements.

«Le patient que nous avons étudié présente une forme relativement légère du syndrome, explique Frédéric Assal. L’index gauche se met de temps en temps à gratter le support sur lequel la main est posée. La personne n’a pas conscience de son geste, mais bien de ses conséquences: au fil du temps, le doigt a creusé un trou dans l’accoudoir de son fauteuil. L’origine de cette affection, dans ce cas, est un accident vasculaire cérébral qui a provoqué une lésion dans le cortex pariétal droit, c’est-à-dire dans la partie arrière droite du cerveau. C’est une des causes du syndrome de la main étrangère, mais il en existe d’autres, comme la déconnexion entre les deux hémisphères du cerveau.»

Afin d’étudier l’activité de son cerveau liée à cette affection, le patient a été placé dans un scanner IRMf. Les chercheurs lui ont alors demandé alternativement de rester au repos (périodes durant lesquelles se manifeste le syndrome) ou d’effectuer volontairement un geste qui ressemble le plus à celui qu’il réalise inconsciemment. Résultat des analyses: la main étrangère est associée à l’activité isolée d’une zone bien particulière du cerveau, la région motrice primaire (M1). En revanche, les gestes volontaires du patient mobilisent non seulement la zone M1, mais aussi tout un réseau neuronal complexe, parfaitement en accord avec ce que l’on mesure habituellement sur des personnes saines.

«La zone M1 est responsable de notre activité motrice, précise Patrik Vuilleumier, professeur au Département des neurosciences fondamentales et coauteur de l’article. Il est donc normal qu’elle s’active lors des mouvements involontaires du patient. Nos résultats montrent toutefois que cette zone peut exercer son action sans que la conscience en soit avertie. En fait, ce sont d’autres zones du cerveau qui sont impliquées dans l’intention et la préparation d’un geste. Ces régions prémotrices sont mises en évidence par le scanner lors des gestes volontaires du patient et sont localisées dans le cortex préfrontal gauche et le pariétal droit. Nos résultats renforcent l’hypothèse que l’hémisphère gauche du cerveau joue un rôle crucial dans la gestion des actions volontaires.»

La lésion du cortex pariétal droit pourrait expliquer en partie l’apparition de la main étrangère. Cette région exerce en temps normal un effet modulateur très important sur l’activation des autres régions du cerveau, et notamment M1, lié à la programmation et la génération de l’intention du mouvement. Ce moyen de contrôle étant endommagé chez le patient, il n’empêcherait plus les réveils spontanés de la zone motrice primaire. L’étude des chercheurs genevois apporte également une preuve directe que le système moteur de l’être humain peut fonctionner sans faire appel à la conscience.

Cette étude sur un cas unique ouvre des perspectives, estiment les auteurs de l’article, pour la compréhension d’autres affections neurologiques telles que les membres fantômes (l’impression de sentir un membre qui a été amputé, par exemple), l’anosognosie (méconnaissance par le patient de sa maladie, parfois grave comme la cécité ou l’hémiplégie) ou encore les épisodes que l’on rencontre chez certains schizophrènes durant lesquelles ils ont l’illusion d’être contrôlés comme des marionnettes. Dans ce dernier exemple, les patients affirment commettre des actes sans avoir le sentiment d’en être l’auteur. On pourrait interpréter cela comme des mouvements complexes et successifs (bien plus que la seule main étrangère) réalisés par le système moteur sans que la conscience du patient en soit avertie.

Anton Vos

Lab Nic