Campus n°91

Tête chercheuse

Abraham Trembley, la star du XVIIIe siècle

Le savant genevois émigré aux Pays-Bas découvre la faculté de régénération des hydres d’eau douce. Son idée de génie est d’en faire profiter tout le monde en envoyant ses «polypes» par la poste.

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Dans les années 1740, il n’est pas un salon chic qui ne bruisse d’admiration devant ces petites créatures qui se régénèrent après avoir été proprement fendues en deux. Polype est leur nom, et Abraham Trembley celui de leur découvreur. Ce citoyen de Genève, fils d’officier émigré à Leyde aux Pays-Bas, vient d’accéder de manière fulgurante au statut de star internationale. Non seulement parce qu’il a décrit le phénomène de régénération chez cet animal d’un petit centimètre de long qui ressemble à un tube muni de «tête» en forme d’étoile. Mais aussi pour avoir eu – et réalisé – l’idée d’envoyer par la poste un «kit» d’expérimentation à monter soi-même, comprenant les petites bêtes mises en bouteille et un mode d’emploi. Pour le siècle de Voltaire, c’est une première. Du coup, les savants, amateurs et curieux des quatre coins d’Europe ne sont plus obligés de croire à un phénomène aussi stupéfiant sans l’avoir jamais contemplé – ce qui est un peu la règle à l’époque. Ils en deviennent tous témoins, sans même devoir se déplacer.

«Abraham Trembley est devenu célèbre grâce à sa «stratégie de la générosité», explique Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à la Section de psychologie et auteur de nombreux articles sur le savant genevois. Certes il était un expérimentateur hors pair. En plus, il travaillait sur l’hydre d’eau douce (le nom actuel du polype) qui a cette faculté fantastique de se régénérer quelle que soit la manière de la découper. Mais ses faits et gestes auraient très bien pu ne jamais déborder du cercle de la communauté scientifique du XVIIIe siècle.»

Au lieu de cela, cédant aux sollicitations polies de l’académicien René-Antoine Ferchault de Réaumur, son mentor parisien, puis motivé par l’envie de convaincre les nombreux incrédules, Abraham Trembley devient l’auteur d’une rupture très importante dans la manière de faire de la science. Il met en effet au point une technique permettant de systématiser l’envoi et la circulation à travers l’Europe d’organismes vivants à des fins de recherche. De fait, il ouvre une nouvelle dimension dans la discipline des naturalistes qui s’achemine progressivement vers la biologie moderne. C’est cette diffusion généreuse de sa découverte, sans crainte de s’en faire voler la paternité, qui le place ainsi sous les feux de la rampe.

Retournée comme une chaussette

Et c’est peu dire. Durant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, il n’y a pour ainsi dire aucun ouvrage traitant de sciences naturelles ou de microscopie qui ne se réfère à Abraham Trembley. Un scientifique suédois assure même qu’en 1746, «à part l’électricité, les naturalistes n’ont parlé de rien d’autre cette année que des polypes». «A l’aube de la Révolution française, on se remémore encore que les polypes ont représenté un phénomène extraordinaire qui a bouleversé plusieurs aspects de la vie scientifique, culturelle et publique en Europe», écrit encore Marc Ratcliff dans un article paru en décembre 2004 dans la revue Isis, un journal de référence en matière d’histoire des sciences.

Le trait marquant du savant genevois est son extrême rigueur scientifique. Il estime même qu’il «faudrait réaliser les expériences des millions de fois» pour s’assurer de la justesse du résultat. Son désir de perfection le pousse à retarder la parution de son livre relatant l’ensemble de ses découvertes, malgré les pressions de Réaumur et de Martin Folkes, président de la Royal Society à Londres. En décembre 1742, l’académicien français lui écrit: «Enfin je vais souhaiter que vous cessiez de faire des découvertes sur les polypes, jusqu’à ce que vous ayez rendues publiques toutes celles que vous avez faites.»

L’ouvrage de référence paraîtra en 1744, quatre ans après le début des travaux du savant genevois sur les hydres d’eau douce. Son titre: Mémoires, pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes.

«En lisant l’œuvre de Trembley, je suis frappé par le fait qu’en plus d’être rigoureux, il est aussi très créatif, poursuit Marc Ratcliff. Son souci constant est d’étudier les polypes dans leur milieu naturel. Cela le met devant plusieurs difficultés techniques qu’il résout en adaptant les outils de mesure à sa disposition. Et il se sort souvent d’affaire grâce à son habileté et son ingéniosité.» En effet: après avoir découpé les hydres dans tous les sens et leur avoir fait pousser jusqu’à sept têtes à la fois, il parvient à en retourner une comme une chaussette pour mesurer sa vitalité. C’est un tour de force remarquable qui lui demande un an d’efforts.

Son talent atteint des sommets fin 1744, quand il s’intéresse à de nouveaux organismes, qu’il appelle également polypes, mais qui sont cent fois plus petits que les hydres d’eau douce. Pour observer des créatures d’un dixième de millimètre vivant dans l’eau, le savant genevois sort un nouveau lapin de son chapeau. Son problème est de maintenir durablement ces microzoaires très mobiles près de la paroi du bocal qui les contient pour pouvoir exploiter au maximum l’effet grossissant de sa loupe. Mais il faut éviter qu’ils ne s’y collent, auquel cas on ne voit plus que leur pied.

Trembley trouve une solution grâce à une plume de paon, pliée en deux et plongée dans le bocal (voir l’image ci-dessus). Le ressort de la plume qui veut retrouver sa forme droite la maintient immobile. Toutes ses barbes ont été préalablement ôtées sauf une, à laquelle est fixé un crin de cheval de façon à ce qu’il soit placé proche de la paroi. Il jouera pour les polypes microscopiques le même rôle que les câbles à haute tension pour les hirondelles. Les petits organismes viennent s’installer et se multiplier tranquillement devant l’œil curieux d’Abraham Trembley qui découvre ainsi pour la première fois qu’une espèce animale peut se reproduire par division.

Pionnier du monde de l’invisible

«En réalité, Trembley développe un plateau spécial qui avec son porte-loupe sont les deux composants d’un microscope de type nouveau répondant aux exigences du moment, souligne Marc Ratcliff. Là encore, il fait partie des pionniers qui ouvrent la voie vers l’étude du monde de l’invisible. Ce n’est pas le pouvoir agrandissant de son microscope qui est déterminant (on faisait déjà mieux à l’époque), mais le soin qu’il met à préserver l’environnement de son objet d’étude afin d’effectuer les observations les plus pertinentes possible.»

L’histoire n’aura pas conservé intacte l’invention d’Abraham Trembley. Dès les années 1760, on trouve en effet une gravure représentant son expérience sur laquelle la plume de paon a mystérieusement disparu et où les microorganismes du bocal ont été remplacés par les hydres d’eau douce. Ne reste que le porte-loupe articulé, un bel objet dont on attribue dès lors l’invention au savant genevois. A tort. C’est la seule chose dans cette histoire qui n’est pas de lui.

«Abraham Trembley est un expert en instruments de mesure, précise Marc Ratcliff. Il les connaît bien et sait évaluer leur valeur. Il est aussi en contact direct avec les fabricants. Il joue le rôle d’agent, achetant et acheminant des appareils, notamment pour son patron William Bentinck (lire ci-contre). Il leur suggère aussi des idées et les convainc parfois d’adapter des appareils à ses besoins. Il est probable que, par lui, beaucoup de petits secrets industriels aient circulé d’un artisan à l’autre.»

C’est ainsi qu’en 1745, de passage à Londres, il demande au fabricant d’instruments John Cuff de concevoir un microscope dont la partie oculaire peut se mouvoir dans les trois dimensions. En d’autres termes, Abraham Trembley invente le microscope à mouvement aquatique et John Cuff le réalise. «Nous avons déduit cela grâce à la correspondance inédite du savant genevois avec Martin Folkes», note Marc Ratcliff. Trembley ne revendiquera jamais la paternité de cet appareil dont une version simplifiée et postérieure, fabriquée pour le naturaliste John Ellis en 1752, passera à la postérité sous le nom de microscope aquatique de type Cuff/Ellis.

Anton Vos

Une vie de précepteur

1710 Naissance à Genève le 3 septembre.
1731 Défend sa thèse sur le calcul infinitésimal après des études en théologie et philosophie à l’Académie de Genève
1732 Il émigre aux Pays-Bas pour des raisons économiques et probablement aussi pour échapper à une carrière de pasteur
1736 Il devient le précepteur des deux enfants du comte William Bentinck.
1740 Découvre ses premières hydres d’eau douce dans l’étang du château de Sorgvliet et commence leur étude.
1743 Il devient membre de la Royal Society à Londres et reçoit la médaille Copley (premier et seul scientifique non britannique à recevoir cet honneur jusqu’en 1791, année où est primé un autre Genevois, Jean-André Deluc)
1744 Publication de son ouvrage de référence Mémoires, pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes.
1748 Il est membre de la délégation diplomatique britannique qui négocie la Paix d’Aix-la-Chapelle, mettant fin à la Guerre de succession d’Autriche.
1750 Devient le précepteur du fils de Charles Lennox, second duc de Richmond et voyage à travers l’Europe.
1756 Retour à Genève
1757 Epouse Marie von der Strassen avec qui il aura 5 enfants. Il consacre alors sa vie à leur éducation, à la vie politique et à l’écriture de livres sur l’éducation, la morale et quelques sujets scientifiques.
1784 Décède à Genève le 12 mai.