Campus n°92

Recherche/Droit

Quelle protection pour la propriété intellectuelle?

Trop ou trop peu de liberté peut nuire à la circulation des biens immatériels, comme le démontre une récente étude réalisée en Suisse, en Chine et au Japon, par le professeur Jacques de Werra, du Département de droit commercial

Pour un pays comme la Suisse, qui n’a ni matières premières ni industrie lourde, la protection du «savoir-faire» national – et plus généralement de la propriété intellectuelle – représente un enjeu essentiel. La question est au cœur des négociations bilatérales que la Suisse mène actuellement avec l’Inde, la Chine ou le Japon. Elle est également au centre d’un projet de recherche conduit par le professeur Jacques de Werra, du Département de droit commercial.

Réalisée avec le soutien financier du RUIG (devenu le Réseau suisse pour les études internationales), en collaboration avec l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et plusieurs partenaires académiques japonais, cette étude vise à identifier les éléments susceptibles de freiner les échanges de biens intellectuels entre la Chine, le Japon et la Suisse dans le domaine de la musique et des secrets d’affaires (soit le savoir-faire). Ses résultats démontrent que si la législation des pays concernés offre généralement des garanties comparables en matière de protection de la propriété intellectuelle, d’autres réglementations nationales ou régionales, qui ne sont pas propres à ce domaine, peuvent avoir une influence considérable sur la circulation des biens intellectuels.

Evaluer les risques

«Dans le domaine des secrets d’affaires, les pays qui se caractérisent par une économie à forte valeur ajoutée, comme la Suisse ou les Etats-Unis, souhaitent généralement obtenir des garanties lorsqu’ils investissent à l’étranger dans le secteur «recherche et développement», explique Jacques de Werra. Même si les sociétés occidentales sont prêtes à prendre des risques pour pénétrer certains marchés, elles ne veulent pas voir leurs employés quitter l’entreprise en emportant illicitement le savoir-faire qu’ils y ont acquis.» En cas de litige interétatique, l’existence de conventions internationales permet aux Etats membres de recourir au mécanisme de règlement des différends mis en place par l’OMC.

Les entreprises privées peuvent, de leur côté, se tourner vers les tribunaux étatiques, ce qui peut poser des questions juridiques délicates quant à la détermination géographique des tribunaux compétents et au droit applicable. Pour autant que les parties concernées se soient entendues de façon contractuelle sur cette possibilité, les sociétés confrontées à des litiges relatifs au transfert transfrontalier de biens intellectuels peuvent également convenir de la compétence d’un tribunal étatique unique ou se tourner vers des tribunaux arbitraux. «Cette approche offre de multiples avantages, explique Jacques de Werra. D’une part, parce que ces organismes sont totalement indépendants et garantissent la confidentialité des débats. De l’autre parce que cette solution permet, en principe, d’éviter les difficultés liées à la non-reconnaissance d’une décision de justice prise dans un autre pays.»

Des barrières inattendues

L’arbitrage ne permet toutefois pas de lever toutes les barrières. Ainsi, en Chine, la loi prévoit que certains types de contrats sont impérativement soumis au droit chinois, ce qui, pour les entreprises étrangères, est rarement perçu comme un avantage. Au Japon, c’est la Constitution elle-même qui peut poser problème. Cette dernière impose en effet la publicité des débats tenus devant les tribunaux du pays. Or, pour démontrer une éventuelle violation d’un secret d’affaires, il est souvent nécessaire de divulguer ce dernier qui, du coup, n’aura plus rien de secret. «Dans les deux cas, ce sont des éléments juridiques qui ne sont pas spécifiques à la protection de la propriété intellectuelle qui constituent une barrière, commente Jacques de Werra. Une des solutions que nous proposons est de clarifier, sinon d’harmoniser, certaines règles.»

En matière de musique, le contexte juridique est tout autre, notamment en Europe. En juillet dernier, la Commission européenne a en effet pris une décision appelée à modifier profondément la manière dont sont gérés les droits musicaux. Jusqu’ici, la tâche revenait à des sociétés nationales (comme la Suisa ou la Sacem) auxquelles les artistes étaient souvent contraints de s’affilier et qui ne pouvaient agir que sur le territoire national. Autrement dit, pour obtenir les droits d’utilisation d’une œuvre dans plusieurs pays, il fallait contacter chacune des sociétés de gestion concernée, système fort peu adapté à la logique globale d’Internet.

Entre l’art et l’argent

«L’idée des autorités européennes est de permettre aux sociétés de gestion d’octroyer des licences pour différents territoires nationaux, explique Jacques de Werra. Cela créera une concurrence entre les sociétés de gestion nationales, avec le risque que certaines pratiquent du dumping pour attirer les gros utilisateurs comme i-Tunes.» Le danger n’a pas échappé aux principaux concernés. Le 3 juillet, plus de 200 artistes, parmi lesquels David Gilmour, Paul McCartney, Pedro Almodovar ou James Blunt, ont signé une déclaration pour exprimer leur préoccupation face à ce qui s’annonce selon eux comme «un désastre culturel, social et économique pour tous les Européens».

«Si les sociétés de gestion des droits musicaux sont poussées à réduire leurs tarifs, cela peut conduire à une réduction de la diversité culturelle car ces sociétés utilisent une partie de leurs revenus pour promouvoir la production musicale locale, note Jacques de Werra. La décision de la Commission européenne fait prévaloir l’efficacité économique sur la dimension culturelle. On peut y voir une nouvelle concrétisation de l’éternel débat entre l’art et l’argent.»

Vincent Monnet