2004

Recherche et enseignement au féminin

Avec ses 12% de représentation féminine dans le corps professoral, l'Université de Genève se démarque des autres universités par un taux qui est le plus élevé de Suisse. Récemment, deux femmes ont reçu le titre hautement convoité de professeure ordinaire, d'une part Aline Helg au Département d'histoire générale de la Faculté des lettres, d'autre part Alicia Sanchez-Mazas au Département d'anthropologie et d'écologie de la Faculté des sciences. Regards croisés sur la carrière académique et la position des femmes dans l'institution.

 

Récemment nommée professeure à l'UniGe, quel regard portez-vous sur la carrière académique en général ? Ce parcours a-t-il été plus dur parce que vous êtes une femme?

Alicia Sanchez-Mazas
: J'ai eu beaucoup de chance. Au moment où j'ai eu mes enfants, j'avais déjà un poste stabilisé à l'Université. Cela aurait été bien plus difficile si j'avais été encore assistante. La carrière académique demande une grande disponibilité. Le travail n'est jamais terminé quand on rentre à la maison. Il y a des échéances à respecter et très souvent des déplacements à l'étranger. Il faut participer à des congrès pour se faire connaître, c'est nécessaire pour ne pas rester sur la touche. Alors oui, c'est vrai, il n'est pas évident de concilier vie de famille et vie académique. Mais mon entourage familial m'a beaucoup soutenue, et m'aide toujours d'ailleurs.


Aline Helg
: J'ai dû quitter l'Université de Genève à la fin de mes études, car rien ne se profilait à l'horizon pour moi. J'étais une femme et en plus dans un domaine de recherche, l'histoire latino-américaine, qui ne portait ni sur la Suisse, ni sur l'Europe. J'ai obtenu un poste d'assistante puis de maître-assistante à la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation-mais pas en histoire générale. Par contre, je dois beaucoup au FNRS, qui m'avait déjà soutenue pour ma thèse. Le FNRS m'a ensuite octroyé une bourse pour chercheurs avancés qui m'a permis de partir effectuer une recherche dans une grande université aux Etats-Unis et en Amérique latine. En 1989, j'ai été engagée comme professeure à l'Université du Texas, très réputée dans mon domaine, et j'y ai fait carrière. Depuis mon retour à l'Université de Genève, j'ai parfois l'impression que mon expérience professionnelle de femme ici est un peu la même que celle que vivent les minorités ethniques aux USA : on vous met dans des comités visibles pour montrer que l'université a des femmes.

Comment vivez-vous votre position minoritaire dans votre vie professionnelle?
A.SM: C'est vrai qu'il y a beaucoup d'hommes dans ce cadre professionnel! On demande aux femmes d'avoir une forte personnalité et de mettre leur sensibilité de côté, même si celle-ci est souvent appréciée. Mais, au fond, cela s'applique aussi aux hommes, car le contexte de la recherche scientifique est hautement compétitif.
A.H: Aux USA, je n'en ai jamais souffert, si ce n'est que ma situation était peut-être un peu plus difficile, car j'étais une des rares non-américaines d'un département de 70 membres. Ici, mes collègues professeurs masculins témoignent parfois d'un certain paternalisme qui montre qu'ils ont de la peine à considérer les femmes comme des égales, une attitude que je ne rencontre pas dans le corps intermédiaire. Avec du recul, cela a été une immense chance pour moi de ne pas avoir obtenu mon premier poste à Genève. J'ai dû me débrouiller seule, dans des milieux, tant aux Etats-Unis qu'en Amérique latine, qui m'ont acceptée pour ma contribution à la recherche. J'ai aussi eu la chance de pouvoir devenir mère de famille tout en menant ma vie professionnelle dans un pays où c'était bien accepté-même si cela ne m'a jamais laissé beaucoup de temps "pour moi"!

Pensez-vous que les femmes apportent quelque chose de plus à la recherche?
A.SM: Ça serait simpliste de mettre toutes les femmes dans le même panier et de dire que le regard féminin amène un plus. La diversité chez les femmes est aussi grande que la diversité masculine. Dans mon cas, je suis sensible, de manière plus ample, aux regards des "minorités", par exemple en tenant compte d' avis de chercheurs qui n'ont que peu de moyens ou qui ne sont pas forcément les premiers de cette compétition scientifique.
A.H: Oui… en tous les cas dans mon domaine. Dans les entretiens que je mène pour mes recherches, où il est question de lutte pour l'égalité et des relations inter-raciales, mon statut de femme me permet d'avoir un meilleur contact avec les gens. Je ne suis pas considérée comme détenant le pouvoir, cela me rend moins intimidante. Comme mon terrain est l'Amérique latine, cela m'aide aussi de ne pas être nord-américaine, donc identifiée avec la puissance dominante dans la région.

Avez-vous été favorisée dans votre récente nomination parce que vous faites partie du sexe sous-représenté?
A.SM: Je dirais plutôt que je n'ai pas été défavorisée! Pour le reste, je ne suis pas à même de me prononcer sur les dossiers scientifiques des autres candidats. Nous avions tous des profils très différents.
A.H: Non, selon ce que l'on m'a dit, j'étais plus qualifiée que les autres, des personnes jeunes, qui n'avaient encore que peu publié. D'ailleurs, je n'aurais pas aimé cette situation.

Quel conseil donneriez-vous aujourd'hui à une jeune étudiante qui a envie de se lancer dans une carrière académique?
A.SM: De ne surtout pas renoncer à sa vie de femme et à sa vie de famille, de revendiquer le droit à une vie privée tout en montrant une importante motivation professionnelle, de se défendre le mieux possible pour concilier les deux. Je lui conseillerais aussi de bien se renseigner sur les possibilités d'encouragement offertes aux femmes, comme, par exemple, le système de mentorat de l'Université ou les bourses que propose le Fonds national suisse de la recherche scientifique.
A.H: Partir…

5 juin 2059 - 500ème anniversaire de l'Académie - Quel est votre pronostic quant à la proportion de femmes professeures à l'Université?
A.SM: J'espère que cette proportion aura augmenté. Cela ira de pair avec une évolution de la société, un changement des mentalités et de meilleures possibilités de prise en charge des enfants. Les hommes devront accepter que les femmes accèdent à ce type de poste plutôt "chronophage". Je souhaite que l'on arrive un jour à une société où toute forme de discrimination aura disparu, qu'elle soit liée au sexe, à l'origine des individus ou autre. On peut rêver.
A.H: Je ne serai plus là, mais si l'Université de Genève existe encore à cette époque… J'imagine plutôt une Université romande à ce stade. Mais si le parcours académique reste un système " féodal " avec un nombre limité de fonctions prestigieuses dotées de titres honorifiques, je dirais que seuls 20% des postes iront aux femmes. En revanche, si le système s'ouvre et devient moins hiérarchique, le pourcentage de représentation féminine pourra alors augmenter massivement. Toutefois, les structures doivent évoluer en Suisse : par exemple les horaires des écoles primaires devraient passer à la journée continue.

 

Alicia Sanchez-Mazas sera professeure ordinaire de biologie à la Faculté des sciences, plus précisément au Département d’anthropologie et d’écologie, dès le 1er octobre 2004. Originaire de Genève, née en 1962, Mme Alicia Sanchez-Mazas a obtenu en 1990 son doctorat ès sciences à l’Université de Genève, avant d’y exercer les fonctions de chargée de cours, maître d’enseignement et de recherche et d’y être nommée professeure titulaire en juillet 2002. Spécialiste en génétique moléculaire des populations humaines, elle s’est d’abord impliquée dans le recueil de données et la constitution de bases de données, à l’échelle mondiale, concernant des systèmes génétiques étudiés par des méthodes immunologiques ou par typage de l’ADN, en vue de la reconstitution de l’histoire des peuplements concernés. Elle a joué un rôle déterminant dans la coordination des recherches en anthropologie du groupe international d’étude de l’histocompatibilité (étude du système génétique conditionnant les greffes), en collaboration avec des équipes européennes, nord-américaines et suisses, notamment le laboratoire national d’histocompatibilité aux HUG. Avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique et de l’Union européenne, elle a développé un groupe et des programmes de recherche sur le peuplement de l’Afrique sub-saharienne et de l’Afrique du Nord, puis sur celui de l’Asie orientale à propos duquel elle organise un important congrès international à Genève en juin 2004 (http://geneva.unige.ch/geneva2004/). Pédagogue très appréciée des étudiants, elle est aussi reconnue au plan international.

Aline Helg a obtenu le titre de professeure ordinaire d'histoire contemporaine à la Faculté des lettres en octobre 2003. Suissesse, Mme Aline Helg a accompli ses études à Genève où elle a obtenu le titre de docteure en 1983, après des études doctorales à Londres. Avant sa nomination, Mme Aline Helg a enseigné à l'Université des Andes à Bogotá, puis elle a été professeure à l'Université du Texas à Austin de 1989 à 2003. Spécialiste de l'histoire des Amériques, ses recherches ont porté sur les problèmes sociaux, l'esclavage et les relations inter-raciales, en particulier en Colombie et à Cuba. Elle a étudié la pensée d'importants intellectuels latino-américains et leur influence sur la politique de pays tels que l'Argentine et Cuba, ainsi que le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. De 1992 à 1995 elle a créé et dirigé le premier programme d'échanges académiques entre une université des Etats-Unis et une université cubaine, grâce au financement de la Fondation MacArthur. Ses recherches ont été financées en Suisse par le FNRS et le Ministère Suisse des Affaires étrangères, et aux Etats-Unis par les Fondations Rockefeller et Mellon, le National Humanities Center, le National Endowment for the Humanities, l'American Philosophical Society et l'Université du Texas. Ses principaux ouvrages sur "L'Education en Colombie, 1918-1957" et sur "La lutte pour l'égalité des Afro-cubains, 1886-1912" ont été publiés en anglais et en espagnol. Un nouvel ouvrage " Liberté et égalité : la Colombie Caraïbes, 1770 - 1830 " sortira fin juillet aux Etats-Unis.

Alexandra Mossiere
Université de Genève
Presse Information Publications
Juillet 2004

5 juillet 2004
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