Campus n°143

La grande bataille de la modernité

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Si les États-Unis ont joué un rôle prédominant dans le développement et la diffusion de la société de consommation, leur leadership en la matière a commencé à s’éroder dès les années 1960. Et il pourrait bien s’étioler définitivement dans un monde aux ressources de plus en plus limitées.

 

L’automobile, l’ascenseur, le téléphone, le bas nylon, la machine à coudre, le robot mixeur, le réfrigérateur ou l’ordinateur sont autant d’innovations qui ont contribué au rayonnement des États-Unis tout en confortant l’idée que ce pays symbolisait plus que tout autre ce que l’on considère communément comme la modernité. Mais dans cette course effrénée à la consommation, qu’elle n’a pas toujours menée – le maître ayant parfois été dépassé par ses élèves –, il se pourrait bien que l’Amérique se soit un peu perdue, et nous avec.

Explications

Les États-Unis ont, dès leur origine, cultivé un rapport particulier avec les notions de progrès et de modernité. Alors qu’en Europe, les États-nations ont posé leurs fondations en cherchant à s’ancrer le plus fortement possible dans le passé, qu’il soit réel ou fantasmé, c’est l’inverse qui a prévalu dans le « Nouveau-Monde ». Pour les pères fondateurs de la nation, il s’agit en effet de faire table rase avec l’héritage britannique – un pays jugé tyrannique et corrompu – pour tracer un chemin encore inexploré : celui d’une société exemplaire fondée sur des règles justes et libérée de toute attache avec le passé.
Ce projet a une dimension politique qui passe par l’instauration d’un système politique auto-désigné comme la « mère de toutes les démocraties». Il repose aussi sur des éléments culturels (la promotion du cinéma ou du jazz comme symboles de l’American Way of Life). Mais sa manifestation sans doute la plus spectaculaire est l’impact qu’il a eu sur la culture du quotidien de millions d’êtres humains entrés à la suite des États-Unis dans l’ère de la consommation de masse.
Les prémices de ce nouveau mode de vie se dessinent dès le milieu du XIXe siècle. L’heure est aux grandes expositions universelles et les États-Unis y font étalage de leur puissance industrielle et d’une capacité d’innovation technologique qui n’a pas d’équivalent sur le Vieux-Continent. En 1867, les signataires du rapport de la commission sur l’Exposition universelle de Paris concèdent ainsi que si « l’Amérique ne saurait lutter avec l’Europe pour les objets d’art, elle détient le premier rang pour les choses pratiques ». Trente-trois ans plus tard, dans le même cadre, l’avance américaine est devenue indiscutable. Le pays présente deux fois plus d’objets que l’Empire britannique, pourtant alors à son apogée : machines à coudre Singer, pistolets Colt, machines à écrire Remington, moissonneuses McCormick, phonographes Edison suscitent l’émerveillement des visiteurs. « Cette armée d’outils victorieuse de la matière, qu’elle plie victorieusement à notre fantaisie et à nos besoins, est un des spectacles les plus impressionnants qu’offre l’industrie moderne, s’enthousiasme un membre du jury international de l’Exposition. Les États-Unis devraient occuper, et occupent en effet, dans cette classe une place prépondérante. »

La révolution du taylorisme

Et ce n’est là qu’un avant-goût. Dans les deux décennies suivantes, la position dominante des États-Unis se renforce en effet considérablement. D’abord grâce au développement du taylorisme (une organisation « scientifique » du travail apparu dans les années 1880) puis du fordisme (un perfectionnement et un élargissement du concept du taylorisme qui est mis en œuvre dès 1908) qui entraîne une révolution dans l’organisation du travail se traduisant par une augmentation massive de la capacité de production de l’économie états-unienne. Ensuite, parce que l’Europe entame son déclin sur la scène internationale en s’enferrant dans les tranchées de Verdun.
Même si les critiques sont nombreuses – Fritz Lang met en scène dans Metropolis (1927) un système de production alimenté par une masse informe de travailleurs aux pas mécaniques et aux regards vides qui finissent par être engloutis par une machine, tandis que le poète russe Vladimir Maïakovski dénonce un système qui conduit à l’épuisement physique et sexuel des ouvriers et que l’écrivain Georges Duhamel évoque dans Scènes de la vie future (1930) une « civilisation dévorante » – le modèle américain fait dès lors figure de nouvel horizon. Des sections de la Taylor Society sont mises sur pied en Italie, en Grande-Bretagne, en Tchécoslovaquie, en Suisse ou aux Pays-Bas.
«Cet engouement pour l’exemple américain ne doit pas masquer le fait que les États-Unis, dans leur ensemble, ne sont alors pas si modernes qu’on pourrait le croire, note Ludovic Tournès, professeur au Département d’histoire générale de la Faculté des lettres et auteur de Américanisation. Dans les années 1930 encore, le pays est un kaléidoscope de régions dont les niveaux de développement sont très hétérogènes et où une ferme sur dix dispose de l’électricité. »
Le fossé entre les deux rives de l’Atlantique ne va cesser de se creuser. Tandis que le New Deal permet de soutenir la croissance américaine, l’Europe connaît en effet un nouveau recul avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. « Alors que, pour les Européens, l’idée de progrès ancrée dans la philosophie des Lumières a été anéantie par les camps d’extermination, les États-Unis, eux, n’ont jamais moins douté qu’en 1945 de leur capacité à incarner l’héritage des Lumières, à constituer le futur de l’humanité et à emmener le reste du monde avec eux dans leur épopée nationale », constate l’historien.


Il faudra attendre le début des années 1970 pour voir la tendance s’inverser de façon significative. Et ce qui illustre peut-être le mieux ce renversement est l’automobile, secteur qui a longtemps fait figure de symbole de l’avance américaine dans la mesure où il condense les innovations techniques et leurs applications à la vie quotidienne.
Créé en 1903 à Détroit, la Ford Motor Company va en effet rapidement devenir l’étendard de la production de masse, dans et hors des États-Unis. Mettant en application les principes tayloriens tout en les développant – plutôt que de faire déplacer les ouvriers, ce sont les voitures qui se meuvent sur une chaîne de montage, ce qui permet de diviser par dix le temps de fabrication et par deux le prix d’achat – l’entreprise produit 1200 véhicules par jour en 1914 alors que le constructeur français Renault plafonne au même moment à 5000 exemplaires par an.

Le fordisme à toutes les sauces

Les constructeurs européens vont s’inspirer des techniques américaines mais sans pour autant faire du copier-coller, puisque dans la majorité des cas, la recette Ford va être adaptée aux besoins des marchés locaux et subir quelques améliorations «maison». En France, Citroën parvient ainsi à surclasser les modèles de Ford avec sa Traction Avant, qui est un petit bijou de technologie pour l’époque, puis avec sa mythique 2 CV. Malgré une conception minimaliste, ce nouveau modèle qui regorge de trésors d’innovation a de nombreux atouts : c’est une voiture légère, peu gourmande en essence, dont le moteur est d’une fiabilité à toute épreuve et qui est utilisable sur les chemins de campagne. Le tout pour un prix très abordable. Entre 1949 et l’arrêt de la production en 1990, il s’en vendra la bagatelle de 5 millions d’exemplaires à travers le monde.
Renault n’est pas en reste. Le redressement de l’usine doit en effet beaucoup à la mise au point de la machine-transfert par Pierre Bézier. L’outil, qui permet de transférer automatiquement d’un poste à l’autre toutes les opérations nécessaires à la fabrication d’une pièce, permet des gains de productivité considérables dont profitera en premier lieu la 4 CV, surnommée communément la « motte de beurre » en référence à la couleur jaune des premiers modèles et dont le succès est également important.
En Italie, la Fiat 500 Topolino est commercialisée dès 1936. Stoppé pendant la guerre, le projet est relancé en 1945 en grande partie grâce aux subsides américains (un prêt de 30 millions de dollars est accordé à la marque dans le cadre du Plan Marshall). Mais c’est surtout le modèle suivant, la Fiat Nuova 500, lancé en 1957, qui relance les actions de la marque, puisque le « pot de yaourt » – un véhicule une fois encore aux antipodes des standards américains – se vendra à 3,7 millions d’exemplaires entre 1957 et 1975.
En Allemagne, l’essor du national-socialisme s’appuie lui aussi en large partie sur les méthodes mises au point par Taylor et Ford. Hitler, qui considère les États-Unis comme la référence ultime en matière de puissance industrielle tout en étant obsédé par le retard allemand, lance dès son arrivée au pouvoir un vaste programme de production de masse calqué sur le modèle américain et centré sur l’armement et la préparation de la guerre.
Le leader allemand, passionné depuis toujours par l’automobile, nourrit également très tôt l’idée de produire une voiture peu coûteuse sur le modèle de la Ford T. De cette ambition naîtra la Volkswagen dont les premiers véhicules sont produits en série à partir de 1940 au profit de l’armée. La production civile, elle, ne commencera qu’en 1946 pour connaître un succès immédiat : dès cette année, 10 000 exemplaires de la Coccinelle sont produits.
Ford est alors sollicité pour racheter l’usine mais renonce finalement à ce projet auquel la firme états-unienne ne croit pas. Mauvaise pioche : cinq ans plus tard, 250 000 exemplaires de la Beatle sortent des usines allemandes, qui exportent dans 30 pays. En 1954, la production atteint 1 million d’exemplaires et, en 1973, elle déloge le record de la Ford T avec 16 millions de véhicules vendus. En 2003, au moment où la production cesse, c’est le véhicule le plus vendu au monde (21 millions d’exemplaires), un record que seule une autre VW parviendra à battre, la Golf, fabriquée à partir des années 1980.

Le toyotisme renverse les rôles

C’est cependant au Japon que la rupture avec le modèle états-unien de la grosse voiture gourmande en essence et à la motorisation surpuissante, caractéristique de la société d’abondance que sont les États-Unis, va s’avérer la plus fondamentale. En quelques décennies, le « toyotisme » renverse en effet complètement les rôles dans la course à la modernité, le vaincu de 1945 détrônant le géant américain en le battant sur ce qui était jusque-là son terrain de jeu favori.
Inspirée elle aussi par le modèle états-unien, l’industrie automobile japonaise commence à se développer dans le courant des années 1930. Mais les caractéristiques du marché local, qui est relativement restreint, imposent rapidement d’adapter le système fordiste, des adaptations qui vont bientôt déboucher sur un modèle radicalement neuf développé au sein des usines Toyota. Sur le plan de la production, les ingénieurs japonais conçoivent ainsi des machines qui peuvent effectuer différentes opérations au lieu d’une seule afin de gagner en flexibilité. Celles-ci sont placées sur des supports mobiles qui permettent de les déplacer au gré des opérations. Autres différences de taille avec le modèle états-unien : la mécanisation des tâches est moins poussée, les ouvriers devant réaliser plusieurs opérations en même temps et non pas successivement comme sur une chaîne de montage. Le manque de ressources naturelles impose par ailleurs d’ajuster la production pour éviter toute déperdition de matière première, tandis que la limitation du territoire interdit de gérer des stocks aussi importants que ceux des constructeurs automobiles américains qui s’étalent sur des parkings à perte de vue en attendant de trouver acheteur.
Chez Toyota, une voiture n’est ainsi mise en production que si elle est déjà commandée selon le principe du Just in time, ce qui permet d’éliminer la gestion des stocks de pièces détachées, mais aussi de produits finis, tout en générant un gain d’argent, de place et de main-d’œuvre. L’entreprise, qui vise l’absence de défaut sur la production met en outre un fort accent sur le contrôle de la qualité.
Elle va pousser cette logique jusqu’à un point inconnu jusque-là. L’ensemble du personnel est ainsi impliqué dans la réalisation de cet objectif, des ingénieurs jusqu’aux ouvriers. Et le contrôle de la qualité ne concerne pas uniquement la production mais également les relations de travail et l’organisation administrative.
En quelques années, ces principes sont adoptés par l’ensemble de l’industrie nationale, y compris par le secteur de l’électronique, qui devient un des plus performants du monde au début des années 1970. Quant aux véhicules japonais, ils ne tardent pas à concurrencer leurs homologues américains sur les marchés internationaux avant de les dépasser sur leur propre territoire au moment de la crise pétrolière du milieu des années 1970. Signe que le vent a tourné, à partir de la fin des années 1980, l’industrie automobile japonaise aura créé aux États-Unis 12 usines d’assemblage et 250 usines de pièces détachées.
« Ce faisant, l’industrie japonaise importe littéralement l’écosystème toyotiste aux États-Unis, inaugurant ce qu’on a appelé la japonisation de l’économie états-unienne, note Ludovic Tournès. À la fin des années 1980, l’industrie automobile locale a donc été en partie reconfigurée selon les règles japonaises, qui s’y imposent de manière aussi rapide que les entreprises états-uniennes avaient pu le faire dans certains marchés mondiaux au cours des années 1920. » C’est à ce point vrai qu’en 2007, Toyota est le premier producteur mondial de voitures devant General Motors, avant de devenir dix ans plus tard le leader sur le marché états-unien.

La modernité change de camp

« La crise du fordisme et la montée en puissance du toyotisme dans les années 1970 représentent un tournant important de l’américanisation, car c’est à ce moment que l’équivalence qui s’était imposée depuis les années 1920 entre les États-Unis et la modernité se défait, constate Ludovic Tournès. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient en « déclin ». Simplement, ils ne constituent plus la référence qu’ils ont été pendant plus d’un demi-siècle. »
Plusieurs raisons tendent à corroborer ce constat. De l’avis de l’historien, la première tient au fait que le modèle états-unien a montré ses limites quant à sa capacité à rendre possible la « poursuite du bonheur » évoquée dans la Déclaration d’indépendance de 1776. La prospérité matérielle a en effet été au centre du projet états-unien et elle est restée un objectif crédible tout au long du XIXe siècle et pendant une grande partie du XXe en raison de la croissance économique du pays. Elle est toutefois minée depuis les années 1980 par l’augmentation des inégalités : en 2014, 1% des habitants les plus riches détiennent plus de 20% du revenu national, 40 millions de personnes y vivent en situation de pauvreté, 18,5 millions en situation d’extrême pauvreté et 5,3 millions dans une situation d’absolue pauvreté comparable à celle des pays du tiers-monde. L’espérance de vie et l’état de santé de la population sont, quant à eux, moins bons que dans la plupart des pays riches.
La seconde raison est liée aux dysfonctionnements d’un système démocratique qui souffre d’un taux de participation aux votations parmi les plus faibles des pays de l’OCDE et qui a permis à deux reprises l’élection d’un président minoritaire dans les suffrages.
La troisième, et probablement la plus profonde, repose sur le fait que l’idée d’une consommation illimitée est aujourd’hui sévèrement remise en cause par le dérèglement climatique. « Le retour à l’Amérique triomphante des années 1950 qui a servi de programme à l’administration Trump montre que, loin d’incarner le futur, les États-Unis regardent aujourd’hui en arrière, conclut Ludovic Tournès. Désormais incapables d’incarner un modèle et un futur, ils pourraient même devenir un danger pour le reste de l’humanité si l’administration fédérale persistait dans son refus de réduire la pollution et les gaz à effet de serre. Ce serait un paradoxe terrible si ce pays qui a ambitionné de construire un paradis sur Terre devenait un des principaux responsables de sa destruction. »

le sursaut des « GAFA »


L’avènement des technologies numériques au cours de ces dernières décennies a entraîné une mutation majeure de l’économie, de la culture matérielle et des pratiques culturelles. Or, dans ce domaine, les entreprises états-uniennes ont joué un rôle pionnier avant d’acquérir une position dominante qu’elles ont depuis conservée. Et cela, selon un processus similaire à ce qui s’était passé au début du XXe siècle dans les secteurs de la nouvelle économie que représentaient alors le cinéma, l’enregistrement sonore, l’automobile ou les produits de consommation courante.
« Entre Rockefeller, Carnegie, Microsoft ou Google, il y a une différence d’époque et de domaine d’activité mais pas de nature, annonce Ludovic Tournès. Aux yeux des géants de l’informatique et d’Internet, l’économie numérique réalise encore plus nettement l’idée d’une abolition des frontières entre les États-Unis et le reste du monde. Nombre d’entre eux se voient ainsi comme les héritiers des pionniers de la conquête de l’Ouest, le territoire offert à leur ambition étant à la fois virtuel et planétaire. On pourrait en conclure que la révolution numérique marque l’aboutissement de la Manifest Destiny et que l’abolition des frontières entre les États-Unis et le reste du monde est désormais une réalité, autrement dit que le monde est maintenant totalement américanisé. Mais ce serait aller un peu vite en besogne. »
Il est vrai que la domination des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur le marché du numérique ne fait pas de doute. En 2019, Google monopolisait ainsi 90% du marché des requêtes sur Internet, Facebook comptait pour sa part plus de 1,8 milliard d’utilisateurs en 2016, tandis que la capitalisation boursière d’Apple était équivalente au produit intérieur brut de l’Indonésie en 2018. Quant à Jeff Bezos, le patron d’Amazon, c’est désormais l’homme le plus riche du monde.
Selon Ludovic Tournès, deux éléments amènent pourtant à nuancer ce constat. Le premier est que ce sursaut américain va de pair depuis les années 1990 avec une dégradation sans précédent de l’image et du prestige des États-Unis.
Le second est que l’emprise américaine sur la culture mondiale est loin d’être aussi totale que ces chiffres pourraient le laisser penser.
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur la situation du marché du cinéma à l’échelle de la planète. Bien que très présents en Europe, les films états-uniens le sont moins dans des pays comme la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam ainsi que de nombreux pays arabes ou musulmans. Jusque dans les années 1980, ils représentaient également une part de marché négligeable en Inde, pays qui occupe pourtant le premier rang mondial en termes de spectateurs. Sans oublier le fait que, malgré sa puissance de feu évidente, Hollywood ne représente somme toute qu’un petit 10% du nombre total de films produits dans le monde.
Ce qui laisse penser qu’en matière de numérique comme ailleurs, la messe n’est peut-être pas encore tout à fait dite.