La fluidité verbale prédit la survie au grand âge

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L’indicateur cognitif le plus fortement associé à une plus longue espérance de vie est celui qui mesure la facilité d’une personne à trouver des mots appartenant à une certaine catégorie.

Plus on est «intelligent», plus on a de probabilités de vivre longtemps. Cette statistique a été démontrée par un grand nombre d’études indépendantes. Dans un article, paru le 24 février dans la revue Psychological Science, l’équipe de Paolo Ghisletta, professeur au sein du Groupe méthodologie et analyse de données de la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), confirme, une fois de plus, cette observation. Mais elle parvient, en outre, à préciser ce résultat. Grâce à l’analyse de données portant sur un échantillon de personnes âgées entre 70 et plus de 100 ans suivies durant dix-huit ans, les scientifiques ont en effet réussi à déterminer que, parmi les facultés cognitives qui composent l’intelligence humaine, la «fluidité verbale» est celle qui est le plus fortement associée à la survie des personnes de grand âge. Et l’effet n’est pas anodin: les participants et les participantes dont les scores aux tests de fluidité verbale sont élevés ont une durée de survie médiane rallongée de neuf ans en comparaison avec ceux et celles ayant des scores faibles.
«Les données de notre étude proviennent de la Berlin Aging Study (BASE), une vaste recherche ayant fait appel à des personnes âgées nées entre 1887 et 1922 et qui ont été suivies de 1990 à 2009, explique Paolo Ghisletta. L’échantillon de la BASE est composé de 516 personnes en bonne santé (au départ, du moins) réparties à parts égales dans six tranches d’âge (70-74, 75-79, 80-84, 85-89, 90-94, 95 et plus). Leurs facultés cognitives ont été évaluées à huit reprises sur toute la durée de l’étude. Nous avons intégré leurs âge, sexe, statut socio-économique et des données sur une éventuelle suspicion de démence. Dans la dernière vague de mesures, seuls 22 individus étaient encore en vie pour répondre aux questions des scientifiques. Les derniers sont morts il y a environ 5 ans, ce qui a permis de compléter les ultimes données sur la survie des membres de cet échantillon.»

Un test en deux temps Les scientifiques ont pu exploiter les données concernant quatre facultés cognitives qui ont été évaluées à l’aide de neuf tâches distinctes: la vitesse de perception, la mémoire épisodique, la connaissance verbale et la fluidité verbale. Cette dernière se mesure à l’aide d’un test en deux temps. Dans le cadre de cette étude, les participants ont d’abord dû énumérer le plus grand nombre de noms d’animaux possible en un temps imparti (90 secondes). Dans une deuxième tâche, on leur a ensuite demandé de trouver, durant le même laps de temps, le plus grand nombre de mots commençant par la lettre S. Ce type de test est souvent utilisé en neuropsychologie pour aider à évaluer l’état clinique de patients ayant souffert d’un accident vasculaire cérébral ou d’un traumatisme, par exemple.
L’évaluation de la vitesse de perception consiste (entre autres) à présenter une liste d’associations aléatoires de chiffres et de lettres (1C, 2T, 3B…), puis à donner un chiffre et à demander de trouver le plus rapidement possible la lettre correspondante en consultant la liste. Pour la mémoire épisodique, l’expérimentateur présente par exemple une série de huit paires de mots sans lien logique entre eux. Il donne ensuite les premiers mots et la personne doit se rappeler le second. Quant à la connaissance verbale, elle est notamment mesurée en montrant cinq combinaisons de lettres parmi lesquelles il faut trouver la seule qui forme un mot du dictionnaire (les autres n’en ayant que l’apparence).
«Nous ne sommes pas les premiers à établir un lien entre l’intelligence et la survie, admet Paolo Ghisletta. En revanche, aucune autre étude n’a pu disposer de données sur une si grande variété de facultés cognitives, mesurées en même temps sur une même cohorte de personnes âgées suivies sur une période aussi longue. Nous avons également bénéficié de développements informatiques très récents, sans lesquels nous n’aurions pas réussi à effectuer les analyses conjointes de données longitudinales de toutes les tâches combinées aux données de survie, analyses qui sont particulièrement complexes.»
Il en ressort d’abord que pour chacun des neuf indicateurs, un bon score est associé à une meilleure survie. Mais cela n’est vrai que si cet indicateur est analysé isolément. Alors que, en réalisant une analyse conjointe de tous les indicateurs, seuls les deux qui permettent d’évaluer la fluidité verbale sortent du lot. Et ce, de manière significative et sûre.
«Les autres associations disparaissent, étant donné qu’une fois que l’on connaît le score de fluidité verbale d’une personne, ses scores sur les autres capacités cognitives n’améliorent pas la prédiction de sa survie, précise Paolo Ghisletta. Les scores sur différentes tâches cognitives sont en effet hautement corrélés entre eux, ce qui crée une forte redondance.»
Le fait qu’une personne soit atteinte de démence ou non s’avère aussi un indicateur mois fortement associé à la survie que la fluidité verbale. Ce résultat peut paraître contre-intuitif puisque, dans le cadre de cette étude, en effectuant l’analyse sur ce seul indicateur, le risque de décéder pour les personnes atteintes de démence est de 40% plus élevé que pour les autres. Mais en l’incluant dans l’analyse des différentes facultés cognitives, cette association s’efface. En d’autres termes, l’effet de la démence est indirect. Il conditionne le déclin de la performance cognitive et c’est ce dernier qui va finalement influencer les chances de survie.
Le même phénomène s’observe concernant le statut socio-économique des participantes et des participants. Il a été établi depuis longtemps et de manière très fiable que les individus ayant fait des études et exercé des professions intellectuellement plus stimulantes ont, en moyenne, un meilleur accès au réseau médical et un mode de vie plus sain, ce qui joue un rôle non négligeable sur leurs chances d’une survie prolongée. Mais ce facteur s’efface lui aussi dans l’analyse quand on inclut les facultés cognitives. 
«Il n’y a guère que le sexe qui résiste à notre analyse aux côtés de la fluidité verbale, note Paolo Ghisletta. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Cela reste un indicateur indépendant robuste.»
Les scientifiques s’attendaient à voir la vitesse de perception se révéler, elle aussi, un indicateur fort, en raison de la très grande variabilité des résultats obtenus  pour cette faculté auprès des personnes âgées, indiquant une éventuelle association avec la survie. Mais ce n’est finalement pas le cas. Cela dit, la fluidité verbale était, elle aussi, un bon candidat. Dans des études antérieures, les tests évaluant cette faculté se sont révélés particulièrement sensibles aux déficits préfrontaux et frontaux-sous-corticaux, au diagnostic et à la progression de la démence, aux troubles cognitifs légers et à la maladie de Parkinson... Bref, autant de conditions liées à un raccourcissement de l’espérance de vie.

Association et non-causalité Les auteurs de l’étude soulignent que leur analyse ne fait qu’établir une association entre la fluidité verbale et la probabilité de survie. La véritable cause de décès des participantes et des participants n’est pas connue et on ne meurt pas, évidemment, d’une chute de la fluidité verbale. Mais en vieillissant, les individus subissent un déclin généralisé qui affecte autant les dimensions biologiques et physiologiques de leur organisme – dont la dégradation va conduire au décès – que leur cognition. Et cette dernière n’est finalement rien d’autre que le résultat de mécanismes biologiques, certes complexes, mais biologiques.
Le choix d’investiguer les indicateurs cognitifs se justifie notamment par une étude antérieure à laquelle Paolo Ghisletta a également participé, parue en février 2016 dans Psychological Science et portant sur une population anglaise, un peu plus jeune que celle de Berlin. Ce travail a confronté 65 prédicteurs différents. Certains sont d’ordre cognitif ou psychologique mais les autres concernent la condition physique, le tabagisme, la quantité de médicaments consommée, le type de diagnostics médicaux, le nombre de maladies chroniques, etc. Il en ressort que ce sont les facteurs d’ordre psychologique qui sont les plus fortement associés à la survie.


Anton Vos