La «mythologie onusienne» en question

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Dans son dernier livre, Aurore Schwab explore l’existence potentielle d’une «mythologie onusienne» – un ensemble de vérités paradigmatiques structurant l’histoire globale autour de la dignité, de l’égalité et de la liberté.

Les textes onusiens ont aujourd’hui une portée inégalée. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), par exemple, disponible dans plus de 500 langues, figure dans le Livre Guinness des records comme le document non religieux le plus traduit au monde. Un document dans lequel chacun peut se reconnaître et qui proclame sur six pages que tous les êtres humains, quels que soient leur lieu de vie ou leur identité, disposent des mêmes droits et libertés. Ce texte, bien qu’il ne soit pas universellement respecté, loin de là, a façonné le monde en contribuant à créer un idéal de coexistence pacifique, dans lequel les individus seraient protégés de la cruauté possible – et souvent avérée – des États et des puissants. Pour autant, la DUDH et les autres déclarations de l’ONU auraient-elles contribué à fonder une «mythologie onusienne», comme le suggère la question en titre de l’ouvrage récent (Une Mythologie onusienne?) d’Aurore Schwab, chercheuse à l’Institut d’études globales (GSI)?

«Mon livre est une réflexion exploratoire, avertit d’emblée la chercheuse, docteure en histoire des religions. Et mon questionnement n’aboutit pas à la conclusion qu’il existerait une mythologie onusienne à proprement parler. Les textes de l’ONU, en effet, ne suivent pas la structure narrative des mythes, avec le récit de hauts faits de héros, de divinités ou d’autres demi-dieux. Mais on peut malgré tout retrouver des analogies entre les deux.»

Ainsi, pour celle qui est antiquisante de formation, les divinités dans la mythologie grecque ne sont pas seulement des êtres surhumains. On peut également les associer à des principes, que l’on retrouve dans les droits humains. Thémis, par exemple, est une déesse qui personnifie l’équité. Elle donne naissance à trois sœurs, Eunomie, qui est la justice humaine dans son aspect légal, Dikè, qui est la justice humaine dans ses aspects moraux et pénaux et enfin Irène, qui incarne la paix.

Par ailleurs, les mythes, qui nous apparaissent aujourd’hui comme peu rationnels ou empreints de merveilleux, étaient dans l’Antiquité pris au sérieux – sans que cela exclue pour autant l’humour. On les mobilisait à de multiples occasions, notamment à des fins diplomatiques lors de la rencontre avec d’autres peuples. On retrouve le même sérieux dans les textes de l’ONU qui ont parfois demandé des années pour être produits et qui sont le fruit de consensus obtenus de haute lutte. Le moindre mot, la moindre virgule compte.

Prolongement de la réalité
«Je voulais montrer que les récits que l’être humain se raconte ne s’opposent pas à la réalité, précise Aurore Schwab. Ils en sont le prolongement. Contrairement à une idée reçue souvent invoquée pour écarter des discours considérés comme dérangeants ou sans fondement, le mythe prolonge une réalité historique et culturelle en l’amplifiant ou en la transposant dans l’imaginaire. On pourrait parler d’une forme d’extrapolation ou d’extension symbolique. Quant aux textes de l’ONU, bien qu’ancrés dans la réalité historique de la Seconde Guerre mondiale, ils reposent sur une volonté de paix universelle qui relève malgré tout d’un désir utopique – un aspect que l’évolution du monde actuel ne fait que souligner.»

Par souci de précision, plutôt que de mythologie onusienne, Aurore Schwab préfère dès lors parler de discours métanormatif onusien, c’est-à-dire un système de normes fondamentales qui guide l’établissement et l’évaluation d’autres normes. Son livre est avant tout une analyse des procès-verbaux qui ont conduit à la rédaction des différentes déclarations fondamentales de l’ONU (en l’occurrence la DUDH et les deux pactes internationaux relatifs aux droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels). Le travail se concentre particulièrement sur les droits humains relatifs aux femmes et aux religions (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes et Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discriminations fondées sur la religion ou la conviction).

Et cette analyse révèle que trois systèmes métanormatifs se chevauchent, se concurrencent et parfois se renforcent: celui des grandes religions, telles que le judaïsme, le christianisme, l’islam et l’hindouisme, celui des grandes idéologies, telles que le nationalisme, le socialisme, le communisme et le libéralisme, et celui des grands textes de l’ONU. Ces trois systèmes métanormatifs, écrit Aurore Schwab, font notamment appel à l’affirmation d’autorité, la dimension prescriptive et la volonté de façonner la pensée et le comportement des humains de façon durable. Ils prescrivent des normes qui constituent la coordination du groupe humain qui les produit, y compris les normes de production de nouvelles règles reconnues par le système lui-même. Une capacité métanormative, précisément, qui permet d’ailleurs au système et à ses acteurs de s’adapter à un contexte évolutif.

Généalogie des textes
Le processus de genèse du dernier arrivé, le système onusien, est bien entendu influencé par les deux autres, puisqu’ils font partie des bagages des personnes ayant contribué à la rédaction des textes. À titre d’exemple, l’analyse «généalogique» des textes de l’ONU montre qu’à l’époque de la rédaction de la DUDH, le principal défenseur de la question de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas le camp libéral. Un précurseur de la pensée libérale moderne comme John Locke, suivi plus tard par les penseurs des Lumières, estime en effet que l’homme est le maître de l’espace public et la femme la maîtresse de l’espace privé. Le problème, bien sûr, c’est que l’espace privé est inclus dans l’espace public, et non l’inverse, et que les lois, valables dans l’espace privé, sont produites dans l’espace public. Ce type de hiérarchie n’est pas remis en cause par le camp libéral lors des délibérations mais bien par le camp soviétique.

Par ailleurs, la présidente du Comité de rédaction de la DUDH, Eleanor Roosevelt, veuve de l’ancien président américain Franklin D. Roosevelt, est longtemps favorable au maintien du mot men dans le premier article de la DUDH, qui parle, dans une première version, d’égalité between all men. Et ce sont la représentante indienne, la représentante brésilienne et les représentants de l’Union soviétique qui se sont battus pour le remplacer par human. En français, le mot homme est resté dans la version finale de la DUDH, pérennisant la confusion entre le genre masculin et l’espèce humaine.

Interdiction de l’avortement
Cela dit, les tenants du libéralisme se sont battus pour des libertés fondamentales telles que celles d’expression, de conscience et de religion, des positions rarement soutenues par les Soviétiques ou les religieux.

De longs débats ont également porté sur le fait d’évoquer ou non une origine divine de l’homme dans la DUDH. Un tel ajout, qui aurait de toute façon difficilement pu satisfaire toutes les religions du monde (incluant les polythéismes), a finalement été abandonné. Il aurait d’ailleurs probablement définitivement ruiné les aspirations universalistes du texte.

De manière intéressante, le représentant catholique du Chili de l’époque a combattu l’idée de mentionner l’origine divine de l’homme. Il s’est pour cela appuyé sur la constitution de son propre pays qui évite précisément d’évoquer la providence par souci de cohésion nationale et en particulier par respect pour les peuples autochtones qui ne se reconnaissent pas dans une telle déclaration. Un autre représentant du Chili a toutefois milité en faveur de l’inscription de l’interdiction de l’avortement dans la DUDH, considérant que cet acte était un principe antiscientifique et contradictoire avec l’interdiction de priver un individu de sa vie. Les débats ont en effet tourné autour de la question de savoir si la vie était un droit absolu dès la fécondation ou plus tard dans le processus de gestation. Car dans l’esprit de nombreux religieux et croyants, la position antiavortement est perçue comme une évidence universelle. Il a donc fallu, une fois encore, de longues discussions pour leur faire comprendre que ce n’était pas le cas – et aboutir, faute de consensus, à la décision de ne pas inclure cette question dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.